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- Que s’est-il passé ? demanda-t-elle en passant la main sur ses paupières comme si elle s’éveillait.

- Il semble que tu aies fait grande impression sur le prince.

- Tu crois ?

- Oh, j’en suis certaine et tout le monde s’en est rendu compte. Je n’ai jamais vu une présentation se dérouler ainsi. C’est pourquoi j’ai préféré écourter. Je ne nous voyais pas vraiment échanger des propos mondains avec les princesses après qu’elles s’étaient aperçues que l’Electeur venait de tomber amoureux de toi !

Le mot fit tressaillir la jeune fille mais elle haussa les épaules :

- Amoureux ?… Ne plaisante pas ! Ce n’est pas possible !

- Oh, que si ! fit Amélie en riant.

- Alors c’est affreux ! Jamais plus je ne vais oser me rendre au palais. Les princesses vont me détester et…

- Tu as vécu deux ans à la cour faisandée de Hanovre et tu es encore aussi naïve ? Il se peut que la jeune Christine te batte froid. Si toutefois elle l’ose ! Mais Anna-Sophia en a déjà vu d’autres et elle connaît parfaitement son fils. C’est le cœur le plus inflammable qui soit ! Souviens-toi de ce qu’en disait Philippe ! Ils ont assez couru le guilledou ensemble ! Cela dit, j’aimerais savoir si tu n’as pas été victime du même coup de foudre ?

- Quelle folie ! J’avoue que je l’ai trouvé… impressionnant ! Oui c’est le mot : impressionnant ! Il doit avoir une forte personnalité… Et puis, tu as entendu : il n’oublie pas son ami et tant mieux si je peux toucher son cœur ! J’espère qu’il va m’aider dans mes recherches et qu’enfin, grâce à lui, nous arriverons à retrouver Philippe ! C’est tout ce que j’attends de lui…

Ayant dit, elle tourna la tête vers la vitre et Amélie n’insista pas. Rendue à elle-même, Aurore essaya de comprendre quelque chose à l’émotion bizarre ressentie quand le regard du prince, à la fois ébloui et dominateur, s’était enfoncé dans le sien. Jamais elle n’avait rien éprouvé de semblable en face d’un homme, fût-ce les plus séduisants. Celui-là était à la limite de la laideur avec sa peau basanée, ses énormes sourcils noirs en surplomb, son grand nez et sa bouche à la fois sensuelle et dédaigneuse, mais quelle laideur puissante sur laquelle le front dégagé d’où tombait une sombre crinière de lion mettait une lumière ! Il n’avait que vingt-quatre ans mais il ne restait rien en lui de la jeunesse. C’était un homme en pleine possession de ses moyens, achevé, complet, un homme dont elle savait qu’il pouvait tordre un fer à cheval entre ses deux mains. De belles mains, puissantes, des mains de prince dont il ne semblait guère prendre soin mais entre lesquelles la sienne avait frissonné…

Cette nuit-là Aurore dormit mal, flottant parfois dans un demi-sommeil peuplé de songes étranges dont le souvenir au réveil lui mit le rouge au front.

Mis au courant par son épouse de la façon dont s’était déroulée ce qu’il fallait bien appeler une audience, Loewenhaupt se contenta de commenter avec un mince sourire :

- C’est un peu de ce que j’attendais…

Sans vouloir s’en expliquer davantage.

Cependant, retiré dans leur chambre avec Amélie qui le pressait de questions, il finit par laisser tomber :

- J’étais sûr qu’Aurore l’éblouirait…

- Qui cela ?… Le prince ? Mais il est marié, Frédéric, et encore jeune marié. J’ajoute que ce fut un mariage d’amour…

- Ce fut. Ce l’est moins ! Regardez la princesse ! A peine dix-sept ans, charmante, je l’admets mais abominablement timide. Elle s’empourpre dès que son époux pose les yeux sur elle et je peux vous assurer que l’amour dont vous parlez n’est plus qu’affection. Il y a déjà quelque temps que lui cherche ailleurs. D’où cette invitation adressée à votre sœur qui passe pour la plus belle fille d’Allemagne. Il a voulu voir. Il a vu… et l’effet produit se révèle indéniable.

Amélie qui buvait un verre d’eau manqua s’étrangler :

- Vous rendez-vous seulement compte de ce que vous êtes en train de dire, mon ami ? Vous, un homme de principes, un chrétien, vous envisagez de mettre votre sœur dans le lit d’Auguste ? Et avec une certaine satisfaction, dirait-on ?

- Ce sont les temps qui le veulent ! Notre prince est un dévoreur de femmes. Il en faut une auprès de lui qui soit à sa hauteur.

- Aurore n’a jamais dévoré personne, que je sache !

- Là où ses pas l’ont portée, ils ont laissé quantité de ravages… dont elle ne s’est pas rendu compte, n’ayant en tête que le malheureux Philippe. Il est temps qu’elle revienne chez les vivants.

- Vous aussi le croyez mort ?

- Cela me paraît l’évidence. On a dû enfouir son corps quelque part et il est possible qu’on ne le retrouve jamais. Nous, nous sommes vivants et si nous ne voulons pas qu’une autre famille s’empare du pouvoir par favorite interposée, Aurore est notre meilleure arme. Elle a largement ce qu’il faut pour faire une souveraine remarquable.

- Mais encore une fois, il est marié !

- Chez nous, par bonheur, on peut divorcer. Faites-moi confiance ! Il faut à présent laisser faire les choses !

- Vous n’en n’oubliez qu’une : Aurore ! Elle a refusé un nombre incroyable de partis dont plusieurs étaient prestigieux et elle a trop d’orgueil pour se contenter d’être une favorite ! Auguste se cassera les dents sur elle.

- Cela ne le rendra que plus acharné. C’est un chasseur… mais aussi un charmeur quand il le veut… et je pense qu’il le voudra. Nous aurons bientôt des nouvelles…

Plus tôt même qu’il ne le croyait. Dès le lendemain, un messager du palais apportait un pli destiné à la comtesse de Koenigsmark : c’était, signé de la main du prince, un brevet lui octroyant l’honneur de prendre rang parmi les dames de Son Altesse Royale la princesse douairière. Un logis dans l’enceinte du palais était mis à sa disposition…

- Que vous disais-je ? chuchota Frédéric à sa femme tandis que la jeune fille lisait les documents à haute voix.

- Attendez ! Elle n’a pas encore accepté…

Aurore, en effet, ne réagit pas tout de suite. Elle s’accorda un instant de réflexion, puis déclara qu’elle était sensible à l’honneur de servir une si noble dame mais ne voyait pas pourquoi elle irait s’installer au château.

- Il est à deux pas et les dames, sauf quand elles sont de quartier, auquel cas on leur dresse un lit dans l’appartement de la souveraine, n’habitent pas le château. Je ne vois aucune raison de créer pour moi une exception.

Ayant ainsi tranché, elle alla se préparer à gagner son nouveau poste et à présenter ses remerciements. Le messager était reparti avec sa réponse.

Une heure plus tard, tirée à quatre épingle dans le style un rien austère convenant à la maison d’une princesse douairière - fontange en tête, satin violet, décolleté discret et parure d’améthystes - elle se faisait déposer par Gottlieb devant l’entrée de l’aile réservée à la veuve de Jean-Georges III.

Celle-ci était à sa toilette dans le désordre mesuré habituel à ce genre de cérémonie. Ses caméristes, sous la direction de la dame d’atour, apportaient les éléments de l’habit choisi pour ce jour tandis qu’assise devant une glace, Anna-Sophia livrait sa tête aux soins de sa coiffeuse. Un peignoir de soie blanche l’enveloppait. Trois dames se tenaient en demi-cercle derrière elle pendant qu’une quatrième, penchée sur un coffre à bijoux, choisissait les parures de la journée selon les indications de sa maîtresse… L’air sentit l’iris et le benjoin accolés à cette odeur particulière des cheveux chauffés au fer à friser.