Invitée à s’approcher, Aurore fit une profonde révérence que les yeux clairs de la Danoise suivirent avec attention. Puis elle eut un sourire :
- Soyez la bienvenue, comtesse ! Je suis heureuse que l’on vous ait détachée auprès de moi car je vous sais cultivée, poétesse, musicienne et donc d’agréable compagnie. Du moins je l’espère…
- Ce que j’espère, moi, c’est donner entière satisfaction à Votre Altesse Royale.
- Fort bien ! En ce cas, commencez par m’apprendre pourquoi vous avez refusé l’appartement que l’on vous offrait ? J’ai peine à croire qu’il ne vous convenait pas puisque vous ne l’avez pas vu. Je vous assure qu’il est des plus plaisants, ajouta-t-elle avec une pointe d’ironie qui n’échappa pas à la nouvelle dame pour accompagner…
- Oh, c’est simple, Madame. En dehors des heures où Votre Altesse Royale requerra ma présence, il me semble naturel de rester parmi les miens plutôt que dans les fastes de la Cour. Sans être vraiment en deuil puisque nous ignorons encore le sort subi par le comte Philippe-Christophe, nous préférons vivre ensemble ce temps d’incertitude et d’angoisse… qui nous rend peu récréatifs. Je n’en remercie pas moins Votre Altesse Royale !
- Je n’y suis pour rien, ma chère. C’est le fait du prince, mon fils. Je ne sais comment il le prendra mais, en ce qui me concerne, j’approuve et apprécie votre attitude ainsi que votre modestie.
- Votre Altesse Royale ne cesse de remuer ! se plaignait la coiffeuse qui s’efforçait d’implanter une fontange de dentelle blanche amidonnée. Je n’y arriverai jamais !
- Mais si, ma bonne Mina !… Dès cet instant, je ne bouge plus. Asseyez-vous sur ce tabouret, comtesse ! Je ferai les présentations dès que ce fragile édifice sera en place ! Ensuite nous irons entendre le service à la chapelle et, enfin, nous parlerons…
Aurore retint un soupir de soulagement. Allons, les choses se passaient mieux qu’elle ne l’avait craint ! Mais elle ne pouvait s’empêcher de se demander si l’accueil eût été le même au cas où elle aurait accepté de loger au palais…
CHAPITRE IX
LA NUIT DE MORITZBURG
Aurore devinait que son refus d’habiter le Residenzschloss contrarierait Frédéric-Auguste. Il devait avoir l’habitude des conquêtes faciles et l’installation à domicile de l’élue devait être pour lui le premier acte d’une stratégie simplette - si même on pouvait l’appeler stratégie ! - qui se poursuivrait sans doute par l’arrivée nocturne du prince en pantoufles et robe de chambre chez l’élue éblouie à qui il ne resterait plus, sa révérence achevée, qu’à laisser glisser sa chemise et accueillir le maître des lieux dans son lit… Or ce n’était pas ainsi qu’elle l’entendait, bien qu’elle s’avouât honnêtement l’attirance qu’il exerçait sur elle. Pour obtenir ce qu’elle voulait, il fallait jouer d’autant plus serré qu’elle se sentait troublée…
Deux jours passèrent sans amener de réaction. Aurore accomplissait avec exactitude son service auprès d’Anna-Sophia. Elle avait aussi ébauché une amitié avec la baronne Elisabeth de Mencken, dame d’atour et épouse d’un des proches de l’Electeur. D’âge équivalent, les deux jeunes femmes s’entendirent d’autant mieux qu’elles aimaient l’une et l’autre les lettres et la musique. En outre, elles posaient sur le monde le même regard ironique et clairvoyant.
Au soir du troisième jour, tandis qu’après le souper on écoutait un divertissement à cordes dans l’un des salons de la princesse en présence d’une partie de la Cour, Mme de Mencken agita un moment son éventail sur le mode rêveur puis, se penchant vers Aurore assise à côté d’elle, chuchota :
- Vous n’êtes pas surprise de ce que le prince ne vous ait pas encore fait appeler pour vous demander les raisons de votre refus d’habiter au palais ?
- Mon Dieu, non ! Je suppose que sa mère les lui a exposées. Elles sont bien naturelles, il me semble ?
- A vous, oui, mais certainement pas à lui ! S’il n’a pas réagi, c’est simplement parce qu’il n’est pas là. Il est parti chasser à Moritzburg et rentre demain matin… ou cette nuit ou plus tard. Avec lui on ne sait jamais. C’est l’homme le plus imprévisible qui soit !… Je peux cependant prévoir que, pour vous, les vacances sont finies ! Le jour où vous aurez affaire à lui est proche.
- Vous croyez ?
- Je ne crois pas : je suis sûre ! Vous lui avez fait trop grande impression pour qu’il s’en tienne là !
- Pensez-vous qu’il ait l’intention de… me faire la cour ?
Les branches d’ivoire de l’éventail étouffèrent le gloussement de la jeune femme :
- La cour ? Quelle innocente vous faites ! Il va vous déclarer sa passion et vous donner rendez-vous pour la nuit suivante. Où, je ne sais pas puisque vous avez refusé son hospitalité… mais faites-lui confiance : il trouvera !
- Quoi ? Si vite ? lâcha Aurore très choquée. Mais pour qui me prend-il ?
- Pour la femme dont il a faim, et il a un sacré appétit ! Soyez-en persuadée !
- Eh bien, c’est ce que nous verrons… mais merci de m’avoir prévenue !
Elisabeth ouvrait la bouche pour ajouter quelque chose mais un « chut » énergique lui coupa la parole. Elle se retourna avec un grand sourire d’excuses et l’on s’en tint là.
Or Frédéric-Auguste rentra dans la nuit.
Le lendemain, en arrivant à l’heure prescrite pour le lever de la princesse douairière, Aurore n’eut pas le temps de descendre de voiture. Il y avait là une personne qui lui offrit la main pour mettre pied à terre et la pria de bien vouloir la suivre chez Frédéric-Auguste pour un entretien des plus urgents. Naturellement, elle voulut discuter : il lui fallait assister au lever d’Anna-Sophia…
- Vous serez en retard, ce n’est pas un problème ! fit l’homme avec une désinvolture qui déplut :
- Qui êtes-vous pour me dicter mon devoir ?
- Seulement la voix de mon maître, mais j’ai nom Haxthausen et l’honneur d’être l’intendant de Monseigneur !
- Très bien. Je vous suis.
Elle n’en était pas moins mécontente. Ce coup d’autorité n’avait rien pour lui plaire et, quand elle franchit le seuil du grand cabinet - magnifique comme il se doit - dont les fenêtres donnaient sur la ville et la courbe du fleuve, son attitude s’en ressentit : elle plongea dans sa révérence et ne se releva pas :
- Aux ordres de Votre Altesse Electorale !
Tout de suite il fut près d’elle et se pencha pour prendre sa main :
- Relevez-vous, comtesse, je vous en prie. Vous n’avez que faire de rester à mes pieds.
- Dès l’instant où Votre Altesse Electorale use de force avec moi, l’humilité s’impose, fit-elle sèchement.
- Si l’on a prononcé le mot « ordre », ce n’est pas mon fait. J’ai voulu que l’on vous « prie » de venir jusqu’à moi. J’ai tant de choses à vous dire !…
La tenant toujours par la main, il la fit asseoir dans un fauteuil placé en face de sa table de travail où quelques roses s’épanouissaient dans un cornet de cristal.
- Tant que cela, Monseigneur ?
- Et plus encore ! J’espérais, en rentrant de Moritzburg, vous trouver installée dans l’appartement que j’avais choisi pour vous en ordonnant qu’on le rende aussi agréable que possible…
- J’en suis convaincue et j’en rends grâce à Votre Altesse Electorale, mais je préfère continuer à vivre auprès de ma sœur et de mon beau-frère ainsi que je l’ai expliqué à la princesse mère…
- Vous refusez d’être le plus bel ornement de ce palais ?… en attendant celui que je vais faire construire ?