Aurore réfléchissait et peu à peu retrouvait son calme. Elle alla se laver les mains, passer de l’eau fraîche sur sa figure et surtout sur les paupières qui la brûlaient. Puis elle s’assit à son petit secrétaire où elle prit une plume - dont elle vérifia la taille - et du papier, réfléchit un instant avant d’écrire :
« Monseigneur, je m’étais flattée en venant ici que je n’aurais qu’à me louer de la générosité de Votre Altesse Electorale et je ne croyais pas que ses bontés dussent me faire rougir. Je la supplie donc de vouloir bien s’abstenir de discours et de gestes qui ne peuvent que diminuer ma reconnaissance et la haute estime que j’ai conçue de sa personne1… »
Lorsqu’elle eut achevé, signé, sablé et cacheté sa lettre, elle se sentit mieux mais elle avait été trop durement secouée par l’attaque de Frédéric-Auguste pour avoir envie de participer à la vie quotidienne de la maison et singulièrement aux repas. Elle décida donc de se coucher et, après avoir donné son message à Ulrica pour qu’elle le fasse parvenir à destination, elle se déshabilla et gagna son lit en demandant qu’on ne la dérange pas : elle avait une affreuse migraine et voulait dormir. Ce à quoi elle s’efforça honnêtement, mais ce n’est un secret pour personne qu’il suffit de désirer le sommeil pour que l’esprit, aux prises avec un problème, le repousse. Aussi, quand Amélie, après avoir gratté discrètement, passa la tête par l’entrebâillement de la porte, elle prit le parti de faire semblant… Cela lui valut une demi-journée et une nuit de tranquillité.
Dès le surlendemain, il fallut bien reparaître à la lumière du jour et d’abord, expliquer à sa sœur qu’elle se sentait toujours souffrante et lui demandait de faire porter ses excuses à la princesse douairière qui, ne l’ayant déjà pas vue la veille, se posait peut-être des questions. Ou ne s’en posait pas du tout si le bruit de sa sortie tumultueuse lui était parvenu.
Ce fut cette dernière hypothèse qui prévalut quand, dans l’après-midi, alors qu’Amélie s’était rendue chez son tapissier, Elisabeth de Mencken fit une apparition tellement enjouée qu’Aurore, ne voulant pas la garder enfermée, la fit conduire au jardin où elle la rejoignit. La jeune femme rayonnait positivement et, quand son amie vint s’asseoir près d’elle sur un banc de pierre à l’ombre d’une charmille, elle éclata de rire :
- Vous avez la plus belle mine du monde, ma chère ! De quoi donc souffrez-vous ?… Attendez ! Laissez-moi deviner !… Si j’en juge par la marque infamante dont vous avez orné le visage de notre cher prince, je dirai… de vertu offensée !
- Comment le savez-vous ?
- Oh ce n’est pas difficile à deviner. Vous n’avez guère mis votre lumière sous le boisseau et les chats du palais n’auraient jamais l’idée de monter si haut ! En outre, nous vivons dans les courants d’air et le moindre bruit a vite fait le tour des appartements. A plus forte raison une tempête !
- Par pitié ne vous moquez pas ! Je me sens déjà assez… gênée !
- Eh bien, vous avez tort ! Vous êtes l’héroïne du jour et notre princesse vous fait son compliment. Quant à la petite épouse de votre victime, l’on m’a assuré qu’elle avait pleuré d’attendrissement en apprenant votre exploit. Enfin une créature de Dieu qui, lorsque notre sultan lui jette le mouchoir, s’en sert pour le moucher ! Admirable !
- Je ne le sens pas ainsi et, à ne rien vous cacher, mon premier mouvement en revenant ici a été de demander mes malles et ma voiture.
- Fuir ? Normal quand on est prude femme comme l’on disait jadis mais inutilement fatigant ! Monseigneur a les meilleurs chevaux de l’empire et vous aurait vite rattrapée.
- Il ne m’en veut donc pas ?
- Lui ? Sûrement pas ! C’est votre race que vous avez signée sur sa joue et pour cet inlassable chasseur vous êtes devenue le gibier de choix, le phénix qu’il faut conquérir ou mourir !
- Vous dites des folies !
- Pas tant que cela ! Il pourrait accepter de passer de vie à trépas si votre possession était à ce prix ! Sérieusement, Aurore, il faut vous attendre à un siège non pas en règle mais où tous les coups seront permis. Puis-je vous demander… enfin… que pensez-vous de lui ?
Hésitante, Aurore regarda son amie et, sur son charmant visage, ne décela pas la moindre trace d’ironie :
- Qu’il est beaucoup trop séduisant pour la paix de mon âme, soupira-t-elle. Vous voyez bien qu’il me faut fuir, même s’il reste ma seule chance de savoir ce qu’il est advenu de mon frère…
- Non. Il finirait par vous détester et vous risqueriez de tout perdre… Ce qu’il faut c’est lui tenir la dragée haute suffisamment longtemps pour en obtenir ce que vous voulez. Ensuite… et puisqu’il vous plaît - ce que je comprends aisément -, donnez assez de prix à votre reddition pour qu’elle soit inoubliable et accordez-vous à vous-même un peu de bonheur !
- Qu’il me faudra payer du mépris général.
- Certainement pas ! Qui vous attirera, certes, des jalousies, des haines mais ce sera à vous de vous défendre. Quant à la princesse douairière, elle sait que les forces humaines ont des limites et elle préfère une favorite de haut rang et d’âme élevée à d’autres qui rêvent de s’approprier son fils. J’en réponds !
- Répondez-vous aussi de l’épouse ?
- Christine-Eberhardine ? Elle a appris qu’avec un tel homme il faudra partager. N’essayez pas de l’évincer et tout ira bien… Me croirez-vous si je vous dis que, dans une vie, il est stupide de dédaigner les instants de bonheur que le destin place sur notre route ? L’important est d’aimer ! Sachez l’amener à vous aimer avec son cœur autant qu’avec ses sens et vous gagnerez !
Un silence suivit ces paroles où Aurore crut deviner une sorte de nostalgie. Qui ressemblait de très loin à la rieuse comtesse de Mencken. Elle posa sa main sur celles de la jeune femme.
- Elisabeth !… Vous aurait-il aimée ?
Elle détourna la tête, sans doute pour qu’Aurore ne vît pas son regard s’embuer :
- Oui… il y a longtemps. Et puis je me suis mariée et assez heureusement pour n’avoir point de regrets. Peut-être que je lui garde un sentiment qui ne m’empêche pas de souhaiter qu’il s’attache à vous. Il y sera dans de bonnes mains… et le pays ne s’en portera que mieux.
Cette visite laissa Aurore songeuse mais aussi satisfaite. Elle venait de se découvrir une véritable amie. Il fallait, en effet, qu’Elisabeth en fût une pour avoir eu le courage de se confier. En ayant appris davantage sur son adversaire - pour l’heure présente elle ne pouvait le considérer autrement - elle voyait son chemin s’éclairer mais la balle était désormais dans le camp du prince et il ne restait plus à la jeune comtesse qu’à attendre le résultat de sa lettre.
Il vint le lendemain sous les traits aimables, élégants et diserts d’un vieux monsieur légèrement asthmatique qui n’était rien de moins que le chancelier Beuchling. Que le prince l’eût choisi au lieu d’un simple messager portant un plaidoyer était un honneur en soi. Aurore l’apprécia à sa juste valeur. Elle voulut le recevoir dans le grand salon après avoir prié Amélie, rongée de curiosité, de lui en laisser l’exclusivité momentanée mais, désignant la verdure et les roses qui encadraient les fenêtres ouvertes, il demanda en grâce que l’on se rendît au jardin.
- Je respire mal entre les murs d’une maison, comtesse, et je ne manque jamais une occasion de profiter du soleil et des fleurs !