Elle accéda volontiers à sa requête et même accepta son bras pour le conduire jusqu’au banc où Elisabeth, la veille, lui avait délivré une leçon d’amour en forme de confession. Il s’y installa avec un soupir de satisfaction :
- Ah !… Que je me sens à l’aise ici et vous remercie d’avoir accédé si gracieusement à la demande d’un vieil homme blanchi sous le poids des années et aussi de la politique qui en double la charge. Cependant, la démarche qui m’a mené auprès de vous, comtesse, est pour moi d’une extrême importance et je l’ai acceptée avec joie. D’abord parce qu’elle me permet de vous contempler. Ensuite parce qu’elle va marquer la fin de ma carrière…
- La fin ? Qu’est-ce à dire ?
- L’âge, ma chère, l’âge ! J’aspire à profiter enfin, l’esprit libre et dans mes domaines campagnards, du temps que le Seigneur aura la bonté de m’accorder encore. Mais je partirais plus heureux si je pouvais rendre à mon jeune maître la joie de vivre qui l’a quitté…
Aurore ne répondit pas tout de suite pour permettre au valet qui venait de les rejoindre de servir du vin blanc des coteaux de l’Elbe dans des cornets de cristal aussitôt embués de fraîcheur.
- Son Altesse Electorale serait-elle malade ? dit-elle en offrant l’un des verres à son visiteur. Qui se donna le temps d’y goûter, de faire claquer sa langue puis d’en avaler la moitié :
- Ah ! Délicieux ! Absolument délicieux ! Avec cette chaleur qui nous arrive, un vin frais est le meilleur des remèdes. Malheureusement, cet agréable dictame est impuissant contre le mal qui ronge mon prince… sinon un moment d’oubli et un sommeil de plomb quand on en abuse. Et c’est souvent ! Le prince souffre en effet d’un mal d’amour qui ne lui laisse ni trêve ni repos.
- Vraiment ?… Cela ne doit pas être aussi grave que vous le présentez ? fit Aurore en s’emparant de la carafe pour le resservir afin de se donner une contenance, mais un observateur attentif eût remarqué le tremblement de sa main. Et Beuchling était cet observateur-là. Sa voix sombra d’un degré :
- Son entourage et moi-même craignons que ce ne soit pire. Le jour il chasse tel un forcené et il passe ses nuits à écrire des lettres qu’il déchire à l’aube, il mange peu, boit trop, somnole en Conseil et a cessé de fréquenter le lit de sa jeune épouse qui se lamente comme bien vous le pensez. Quand il s’assoit à sa table de travail, il ne prend connaissance d’aucun rapport, d’aucun dossier. Il y reste des heures, accoudé au milieu des papiers, le menton dans ses mains et l’œil perdu dans le vague, rêvant…
- De moi ? fit la jeune fille avec un sourire amusé.
- Et de qui d’autre ? Ma chère comtesse…
Elle l’interrompit d’un geste cependant que le sourire s’effaçait :
- S’il vous plaît, Monsieur le chancelier ! Ce que vous m’apprenez est sans doute préoccupant, mais votre prince n’est plus un enfant. Vous prétendez qu’il m’aime ?
- A la passion ! Une passion qui le dévore…
- Il n’en serait pas là s’il avait daigné écouter la prière que je lui adressai ce matin où il m’a fait conduire à son cabinet de travail. Une pièce, vous l’admettrez, aussi peu propice que possible à… certaines manifestations de la nature. Le sort du comte Philippe de Koenigsmark, mon frère bien-aimé, me tient dans l’angoisse depuis une année. A cette prière douloureuse il a répondu par un geste… un geste immonde dont rougirait le plus humble de ses sujets et que, cependant, il n’a pas craint de m’imposer à moi, la sœur de son ami perdu dont le sang vaut bien le sien ! Et vous voulez me faire croire à son amour ?
- J’ai prononcé le mot de passion, Mademoiselle, et ne m’en dédis pas. J’ignore quel est ce geste qui vous a si fort déplu…
- Dans n’importe quelle langue du monde cela s’appelle une tentative de viol, Monsieur le chancelier ! Vous admettrez qu’il y ait de quoi me « déplaire » ?
- Il est certain que tout ceci est infiniment regrettable mais veuillez considérer l’âge du prince, sa force physique et la violence des appétits qu’elle génère ? Et puis regardez-vous dans un miroir, jeune dame ! Ce que vous y verrez vous fera peut-être comprendre - si vous consentez à mettre de côté une fausse modestie ! - qu’en face d’une telle beauté, l’ardeur du sang puisse aller jusqu’à l’oubli du simple respect de soi…
- Et de l’autre !
- Sans doute… Sans doute ! La faute initiale revient à l’image du miroir dont la réputation s’étend sur l’empire. Il a voulu juger par lui-même et vous a invitée.
- Je pensais qu’il obéissait au souvenir d’une longue amitié ! murmura Aurore avec amertume.
- La mémoire n’en était pas absente mais je le répète, il brûlait de vous contempler de ses propres yeux. Ne lui reprochez pas d’avoir été ébloui jusqu’à la folie ! Au surplus… - Beuchling tira de son justaucorps de satin gris soutaché d’argent une lettre qu’il offrit sur le plat de sa main -, je crois venu le temps de le laisser plaider sa cause. Il saura trouver ces mots venus du cœur que le meilleur des ambassadeurs ne saurait imaginer.
Elle prit le pli cacheté trois fois dont la suscription éveilla sa curiosité :
- Quelle étrange couleur d’encre, Monsieur le chancelier ?
- Ce n’en est pas, comtesse. C’est du sang !
Etendue sur son lit, Aurore laissait son esprit vagabonder, regardant les feux du soleil couchant mourir derrière l’horizon de forêt, encadré par la fenêtre ouverte. L’approche du soir apportait une douce fraîcheur qu’elle ne ressentait pas. La lettre gisait sur la courtepointe de damas bleu, près de la main qui l’y avait abandonnée. Mais parfois elle la reprenait pour la lire et relire encore ces mots, ces phrases qui la troublaient si délicieusement afin de mieux les imprimer dans sa mémoire :
« Vous avez fait couler mon sang et vous aviez raison. Lui seul est digne de laver l’offense que j’ai osé vous infliger. N’est-il pas d’ailleurs tout à vous comme mon âme et ce corps malheureux de vous déplaire qui cependant ne cesse de vous appeler ? Je vous aime… oh oui je vous aime ! Comme un forcené mais je souffre encore plus de votre absence. Ne me privez pas par pitié, du bonheur de vous apercevoir auprès de ma mère, de vous admirer de loin, d’effleurer peut-être votre main… Mon beau tourment ayez pitié d’un malheureux qui rêve de se noyer dans l’eau si pure de vos grands yeux et d’y adoucir les feux de la passion que vous avez allumés en lui… »
Il y en avait deux pages comme cela ! Deux pages où Frédéric-Auguste faisait alterner les serments d’obéissance avec les cris d’amour. Enfin - et surtout ! - il promettait d’envoyer une nouvelle et forte ambassade à Hanovre pour obtenir au moins les restes de Koenigsmark…
Le lendemain, Aurore arrivait au palais à l’heure prescrite par le protocole pour assister au lever d’Anna-Sophia…
Si elle y fit sensation, les marques en furent discrètes. Son Altesse Royale lui sourit en se déclarant satisfaite de constater qu’elle ne souffrait plus du malaise qui l’avait écartée ces derniers jours. Les autres dames eurent un regard approbateur pour les moires prune et les mousselines blanches de sa toilette à la fois élégante et sobre. Elisabeth de Mencken l’embrassa. Quant à l’épouse de Frédéric-Auguste, elle venait de se fouler une cheville et brillait par son absence. Sa belle-mère envoya prendre de ses nouvelles - qui étaient satisfaisantes d’ailleurs ! - et déclara que l’on irait la visiter dans l’après-midi afin de lui porter le réconfort moral dont la pauvre avait besoin. Quant au prince on ne le vit pas davantage. Il s’était rendu, une fois de plus, à son château de Moritzburg qui, décidément, semblait tenir une grande place dans sa vie.