- Il faut avouer que c’est un très bel endroit, commenta Elisabeth en prenant son amie par le bras tandis que la soyeuse escorte des dames accompagnait la lente promenade de la douairière sur la terrasse fleurie d’où l’on découvrait la courbe de l’Elbe. Il y a déjà donné quelques jolies fêtes et je ne serais pas étonnée s’il en préparait une autre… Avez-vous eu de ses nouvelles ? chuchota-t-elle à l’abri de son éventail.
Machinalement, la main d’Aurore glissa au bord de son décolleté comme pour s’assurer que la lettre tant de fois relue à présent était toujours là invisible et rassurante, protégée par les baleines de son corsage.
- Il m’a écrit, murmura-t-elle enfin.
- A merveille ! Et vous lui avez répondu ?
- Pas encore.
- Il le faut pourtant.
- J’espère y parvenir…
Cette réponse, elle ne cessait d’y penser et, chose étrange si l’on considérait la facilité habituelle de sa plume, elle n’arrivait pas à en écrire une qui la satisfît.
Le soir même, Beuchling lui apportait un nouveau message : le prince disait ne s’être écarté d’elle que pour y penser plus librement. Il osait espérer que son « crime » était absous, faute de quoi le désespoir s’emparerait de son âme et il ne lui resterait plus qu’à mourir, seule façon d’échapper à tant de tourments…
Cette fois, il fallait se lancer. D’ailleurs le vieux chancelier avait prévenu qu’il passerait le lendemain.
- Quoi qu’il en soit, je dois rapporter à Son Altesse votre sentiment… Vous ne pouvez la laisser ainsi dans l’expectative. Ce serait trop de cruauté !
Après mûre réflexion - et le sacrifice d’une dizaine de feuilles de brouillon - la jeune fille choisit de laisser transparaître son émotion au travers d’un respect plein de diplomatie :
« Il convient si peu à une particulière de juger des souverains que je ne sais quel parti prendre à l’égard de Votre Altesse Electorale. On ne condamne pas aisément ceux que l’on estime ; à plus forte raison on ne veut point leur mort. Jugez, Monseigneur, si je dois désirer la vôtre moi qui joins à l’estime beaucoup de reconnaissance et de respect2. »
D’aucuns pourraient penser que c’était là une épître bien protocolaire dans laquelle Aurore ne prenait guère de risque mais le mot « estime » en disait plus alors sur les battements d’un cœur qu’il ne le ferait plus tard. C’était en fait un aimable euphémisme permettant tous les espoirs. C’est ainsi que Frédéric-Auguste le reçut…
Cependant, les allées et venues de Beuchling dans leur maison ne pouvaient échapper aux Loewenhaupt mari et femme. Ils n’avaient rien paru remarquer les deux premières fois mais, sous peine de passer pour des complaisants aveugles à leurs yeux, ils réagirent à la troisième. Ce fut, naturellement, Amélie qui fut chargée d’aller aux nouvelles. Ce n’était évidemment pas la place de son époux qui se contentait de se ronger les ongles.
Comme elle n’était pas femme à s’encombrer de circonlocutions, elle employa la manière directe :
- Où en es-tu avec Monseigneur ? demanda-t-elle. Je suppose que le chancelier Beuchling ne vient pas t’entretenir de l’état de l’Europe ?
- Que veux-tu que je te réponde ? Je l’ignore complètement.
- Allons donc ! Ne peux-tu me faire confiance ou bien ai-je démérité ? Il n’est bruit à la Cour et à la Ville que de la trace de tes ongles sur son visage et je suppose que la visite d’un si haut personnage n’avait d’autre but que t’apporter des excuses ?
- En effet.
- Alors pourquoi revient-il ? Aurais-tu omis de répondre ? Je te supplie de ne voir dans ma question que le reflet d’une inquiétude. Je te connais trop pour n’avoir pas remarqué à quel point tu étais troublée ces jours-ci et de troublée à malheureuse il n’y a qu’un pas.
- Malheureuse ? Non, je ne le suis pas. Au contraire je redoute de ne pas l’être assez mais tu as eu raison de penser que je n’avais pas répondu. Simplement parce que je ne savais pas que dire. Mais une autre lettre est arrivée et cette fois j’ai écrit. A présent, advienne que pourra !
- Est-ce que… tu l’aimes ?
- J’en ai peur. Très peur même ! Mais pas de lui : de moi !
- Il ne faut pas ! Il n’arrive jamais que ce qui doit arriver et tu dois suivre ton destin.
- Et me déshonorer publiquement ou peu s’en faut en lui cédant. Tu devrais demander à ton époux de quel œil il me verrait devenir la maîtresse du prince ?
A sa surprise Amélie s’empourpra :
- Je crois qu’il y a déjà pensé, dit-elle la voix curieusement enrouée tout en faisant toute une affaire de chercher son mouchoir dans la manche de sa robe et en détournant les yeux.
- Et alors ?
- Alors, rien !… ou plutôt si, se décida Amélie dans un soudain élan de vérité. Il pense que Frédéric-Auguste a beau être un géant d’une incroyable force physique, il est trop soumis à la recherche de ses plaisirs pour être un grand souverain. Il lui est nécessaire d’avoir auprès de lui une volonté claire et lucide. Beuchling est trop vieux et Christine-Eberhardine n’a guère plus de cervelle qu’un petit pois. Une femme qui saurait attacher à la fois son cœur et ses sens pourrait devenir toute-puissante et lui inspirer les bonnes décisions, les lois justes…
Aurore n’écoutait plus, frappée par la similitude de ces propos avec ceux d’Elisabeth. Pourtant, quand sa sœur ajouta que la comtesse de Koenigsmark était d’aussi honorable maison que la fille du margrave de Brandebourg et que, faute d’enfant, un divorce pouvait amener une favorite au rang suprême comme Eléonore de Celle ou la tsarine Catherine Ire ramassée par Pierre le Grand dans une auberge, elle comprit qu’en cédant au désir du prince - comme au sien propre ! - son histoire d’amour pouvait se changer en affaire d’Etat et elle se laissa envahir par une espérance pleine de joie…
Dès lors elle se prépara en vue de la minute où elle le reverrait. Selon ce qu’elle lirait dans ses yeux, elle savait que ce moment serait décisif.
Peu de jours après, un coup de tonnerre éclata sur le petit monde clos de la cour de Saxe. Le prince était effectivement en train de préparer une fête à Moritzburg, et la reine en serait la comtesse Aurore de Koenigsmark…
Cela fit un bruit énorme. Les Loewenhaupt s’efforcèrent de cacher leur satisfaction bien qu’ils ne fussent pas parmi les invités. Ceux-ci furent triés sur le volet et se recrutèrent en grande partie dans la jeunesse de la Cour et aussi les amis les plus chers du prince. Cela fit pousser bien des soupirs tant était forte la curiosité suscitée par l’événement, mais surtout, cela respectait à peu près les convenances puisque la princesse Anna-Sophia ne serait pas présente et pas davantage sa belle-fille Christine-Eberhardine, n’étant pas encore remise de son accident. Il y eut des murmures, des déceptions mal cachées, mais que pouvait-on contre la condition sine qua non : la jeunesse ?
Peut-être effrayée, du moins inquiète, Aurore voulut savoir ce qu’en pensait celle dont elle était toujours fille d’honneur et demanda un entretien privé. Après l’approbation qui avait résulté de sa défense contre les entreprises de Frédéric-Auguste, cette démarche lui semblait la moindre des choses.
Fidèle à sa manière de parler sans détour, elle exposa franchement son dilemme : devait-elle accepter de se rendre à Moritzburg ou pas ? Pendant un moment, la vieille dame l’observa sans répondre. Finalement, elle hocha la tête et laissa tomber :
- Vous vous trompez en pensant que vous avez le choix. La fête est donnée en votre honneur. Vous devez y aller !
- Votre Altesse Royale ne peut-elle deviner mon inquiétude ?