- Avons-nous bien dormi ?… Pas beaucoup peut-être ?
Aurore s’étira voluptueusement mais, ce faisant, vit qu’elle était nue et se hâta d’attraper un drap pour se cacher puis se pelotonna dans ses oreillers de soie.
- Pas assez ! Je me sens… divinement bien mais je meurs de sommeil ! Laissez-moi me rendormir par pitié !
- C’est la dernière chose à faire. Ecoutez ! Il chasse !
Par les fenêtres ouvertes le son d’un cor rebondit trois fois, affaibli par la distance.
- Depuis longtemps ?
- Plus de deux heures. Il est près de onze heures !
- Grand bien lui fasse ! Moi, je dors !
- Certainement pas ! Je viens de vous dire que ce serait une grave erreur de ne pas aller le rejoindre ! Commencez par boire ce thé ! Ensuite une toilette rapide…
- Mais je ne veux pas !
La tasse était sous son nez ; elle en avala le contenu, puis voulut se recoucher. Elisabeth alors fit un geste : deux solides femmes de chambre enlevèrent la jeune femme avec son drap, la portèrent dans la pièce voisine et, en dépit de sa résistance, la plongèrent dans la baignoire tandis qu’une troisième ramassait en hâte ses cheveux dans un bonnet. Mais si l’eau en était toujours aussi suavement parfumée elle était pratiquement froide et Aurore poussa un cri :
- C’est glacé !
- Oui, mais cela réveille ! Et vous n’allez pas y rester une éternité !
En effet, au bout d’une dizaine de secondes, on l’enleva du bain pour la sécher en la frottant vigoureusement… Pendant ce temps, Mme de Mencken poursuivait son propos :
- Ecoutez-moi, jeune dame, et d’abord retenez ceci : « Il » a la paresse en horreur ! Alors si vous voulez le garder, il faut fournir quelques efforts. Dépêchons-nous ! Un cheval vous attend en bas…
En un tournemain, Aurore fut introduite dans un costume de chasse noir relevé de vert et d’or, coiffée avec habileté de façon suffisamment lâche pour qu’au vent de la course, ses cheveux finissent par se dénouer afin de corriger ce que le vêtement, de coupe quasi militaire, avait de sévère. En outre, sa chevelure noire et lustrée était l’une de ses plus belles parures.
Un moment plus tard, Aurore suivie d’Elisabeth galopait en direction de la chasse, guidée par le son des trompes. En la voyant apparaître dans un rayon de soleil le teint animé, l’œil étincelant et la bouche rieuse, le prince eut une exclamation de joie et poussa son cheval à sa rencontre, mais elle ne lui laissa pas le temps de parler :
- Pourquoi m’avoir laissée dormir, Monseigneur ? Ne savez-vous qu’être auprès de vous, partager vos plaisirs fait tout mon bonheur ?
- Vous étiez si belle dans votre sommeil !
- Ne le suis-je plus ?
Il se pencha vers elle, passa un bras autour de sa taille et l’enleva de selle sans le moindre effort pour l’asseoir devant lui :
- Diablesse ! Comme si tu ne le savais pas ? murmura-t-il avant de lui donner un long baiser aux applaudissements des chasseurs rangés autour d’eux. « Messieurs, tonna-t-il ensuite, j’ai pris, vous le voyez, la plus belle des biches et je vous laisse le cerf ! Nous nous retrouverons à la halte pour faire collation ! »
Et, resserrant son étreinte autour de la jeune femme, il piqua des deux et fonça au galop à travers la forêt jusqu’à une clairière où une fontaine chantonnait au milieu des lys d’eau. Ce fut devant elle qu’il coucha Aurore dans une flaque de soleil pour l’éplucher sommairement en pestant contre tous ces jupons dont les femmes jugeaient bon de s’encombrer, ce qui la fit rire :
- Je pensais que franchir ces légères barrières ajoutait au plaisir celui de la découverte et qu’un homme de goût…
- Foutaises ! fit-il sobrement. Il suffit que je t’aperçoive pour avoir envie de toi !
Il le lui prouva à trois reprises presque sans respirer. Plus de mignardises, cette fois ! Il s’en repaissait goulûment sous l’emprise d’une sorte de fureur qui, par instant lui arrachait des cris qu’il étouffait sous ses baisers.
Lorsque le calme revint, la belle amazone noir, vert et or ne ressemblait plus à grand-chose et quand Frédéric-Auguste remit Aurore debout en la tirant par la main, elle ressemblait assez à un arbre qui perd ses feuilles à l’automne. Seuls les bas de soie retenus à mi-cuisse par des jarretières de ruban et de dentelle tenaient bon. Ce qui les fit rire tous les deux :
- Eve au premier matin ! déclara-t-il pour ajouter, d’un ton pensif qui inquiéta sa maîtresse : « Dieu, que tu es belle ! »
- Contenez-vous, Monseigneur ! Ce n’est pas le moment de jouer Adam dans le jardin d’Eden. Il faut que nous rentrions, affirma-t-elle en drapant autour de sa taille un morceau de jupe. Bientôt on va nous chercher !
- Tu crois ? dit-il d’un ton bizarre.
- J’en suis sûre ! Convenez qu’il m’est difficile de rentrer au château dans l’état où je suis ! Avez-vous donc envie que les hommes de votre cour puissent voir à leur aise ce qui n’est que pour vos yeux ?
L’argument porta. Il se secoua comme pour chasser un souci puis, ramassant son justaucorps, il en enveloppa la jeune femme qu’il couvrit jusqu’aux chevilles :
- Vous êtes parfaite ainsi ! Assez convenable même pour aller prier au temple !
- Pas pour affronter les regards mal disposés. Votre force est incroyable, ajouta Aurore en faisant un ballot de son linge et de son casaquin inutilisables pour les fourrer sous un buisson
- N’est-ce pas ? fit-il ravi. Venez à présent, ma princesse, que je vous soustraie aux regards libidineux de mes gentilshommes !… C’est égal, je ne serais pas contre l’idée d’aller jouer à nos premiers parents pendant un ou deux jours ? Il y a près d’ici une petite grotte qui…
Il l’avait replacée sur son cheval et se remettait en selle. Quand il y fut, elle se blottit tendrement contre lui :
- Pourquoi pas ? Un jour où il ferait très chaud par exemple… Retrouver la simplicité biblique !…
Ils partirent au grand galop en riant comme des enfants.
A l’instar des noces princières, les fêtes de Moritzburg durèrent une dizaine de jours : une succession de chasses, de festins, de ballets, de promenades à pied, à cheval ou en gondole, de déjeuners sur l’herbe, de théâtre et de bals. Cela commençait dans les premières heures de la mati née pour durer jusqu’à l’aube suivante. L’amour aussi régnait en maître et le couple Aurore-Frédéric-Auguste n’était pas le seul à pratiquer les escapades pour aller s’aimer là où l’idée leur en venait. La nuit, les violons, les harpes et les flûtes accompagnaient à part égale les pas des danseurs et les soupirs des amants.
De ce joli désordre, Aurore était la reine incontestée. Elle portait des robes fabuleuses, sans cesse renouvelées, des bijoux de rêve. En fait, ils n’ajoutaient guère à une beauté qui, devenue femme, s’épanouissait triomphalement dans l’ivresse de l’amour comblé. Son prince était fou d’elle, ne s’estimant jamais repu, et elle partageait l’ardeur de sa passion, ayant à peu près tout oublié de ce qui n’était pas ces heures divines où elle se donnait à lui.
Pourtant, les plus belles choses ayant une fin, il fallut bien songer à regagner Dresde, assez proche cependant pour que les affaires de l’Etat ne souffrissent pas de l’éloignement. Des courriers arrivaient chaque matin mais Son Altesse Electorale, occupée à ses belles amours, montrait une nette tendance à les négliger. Un jour, apparut le comte de Fleming…
C’était le conseiller le plus écouté de Frédéric-Auguste.
De trois ans plus âgé que le prince - et d’un de plus qu’Aurore ! - c’était à la fois un Prussien, un guerrier et un fort bon négociateur. Depuis sa prime jeunesse, il était auprès de Frédéric-Auguste qui le traitait en ami bien qu’il le trouvât légèrement ennuyeux. Une sorte de rivalité l’opposait alors à l’autre ami, Philippe de Koenigsmark, dont Fleming détestait la fougue, le panache, l’intense vitalité, et enviait les succès féminins. La disparition de son cauchemar l’avait secrètement ravi mais l’arrivée d’Aurore l’avait épouvanté, d’autant plus que la beauté de la jeune femme ne le laissait pas indifférent. Or, elle l’avait à peine regardé, ce qui constituait une grave offense pour un orgueil tel que le sien. Aussi, ayant compris qu’elle s’était vouée à la recherche de son frère et mettait ses espoirs dans la puissance saxonne pour faire plier le Hanovre, s’efforça-t-il de retenir, voire de modifier le sens des messages adressés à l’Electeur Ernest-Auguste. Mais il ne réussit pas à détourner les regards de son maître de celle que l’on disait la plus belle fille d’Europe.