Plus fin qu’il ne le pensait, le prince, avant de monter ce que l’on pourrait appeler l’« opération Moritzburg » contre la vertu d’Aurore, l’avait expédié en ambassade à Varsovie où la santé du valeureux roi Jean Sobieski ne cessait de décliner, dans le but d’y planter les jalons de sa candidature au trône devant la Diète de Pologne.
Fleming était parti rongé d’angoisse. Il était trop intelligent pour n’avoir pas flairé qu’il se passait quelque chose. Rentré de la veille à Dresde, il n’eut pas besoin de demander où était son maître : il n’y était bruit que des fêtes splendides données en l’honneur de la comtesse de Koenigsmark et il ne faisait de doute pour personne que la belle y était devenue la maîtresse du prince.
Il aurait pu se dire que cela ne faisait jamais qu’une de plus - ce n’était pas et de loin la première ! - et que cela ne tirait pas à conséquence, mais son flair lui soufflait que cette fois c'était différent et qu’il pourrait bien avoir affaire à une favorite, dûment établie, et avec laquelle il faudrait compter. Certaine demeure proche du palais que l’on était en train d’aménager pour elle le confirmait. Au matin, après une nuit sans sommeil, il prit un cheval et galopa jusqu’à Moritzburg.
Il y arriva au moment où la petite cour s’apprêtait à partir pour la chasse. Les deux amants étaient en selle et le prince arrêta d’un geste les trompes qui allaient sonner le départ :
- Vous voilà déjà, Fleming ? fit-il en maîtrisant d’une main ferme la fougue de sa monture. Je ne vous attendais pas si tôt.
- Le temps ne dure guère lorsque l’on est heureux, répondit l’ambassadeur avec un rien d’aigreur, et Votre Altesse Electorale l’est de si évidente façon qu’elle me contraint au vilain rôle d’importun…
En même temps son regard glissait sur Aurore, et il frémit. Jamais encore elle n’avait mieux mérité son nom. Le splendide épanouissement de sa beauté l’éblouit et l’atterra. Quelle adversaire il allait avoir en elle ! D’autant plus redoutable qu’elle réveillait en lui, en plus cuisant peut-être, le désir qu’elle lui avait inspiré avant son départ. D’un autre côté, joueur d’échecs émérite, il supputait une partie passionnante… Cependant, Frédéric-Auguste venait de lui dire quelque chose qu’il n’avait pas saisi et s’impatientait :
- Eh bien, vous ne répondez pas ?
- Mille pardons, Monseigneur ! J’avoue n’avoir pas entendu. La faute en est à l’admiration où m’a plongé Mme de Koenigsmark, s’excusa-t-il avec un salut à l’adresse de la jeune femme en prenant soin d’appuyer sur le Madame…
- Je vous demandais la raison de cette hâte ?
- Elle est à Wilanov, Monseigneur. Le roi Jean, le vainqueur des Turcs à Vienne, le géant qui a sauvé l’Europe occidentale de la menace ottomane, s’en va vers sa fin au milieu d’un incroyable tissu d’intrigues menées pour une grande partie par la Reine, cette Française insatiable et rouée qui se soucie d’elle-même plus que de la Pologne1…
- Allez au fait ! Que voulez-vous au juste ?
- D’abord que Votre Altesse Electorale rentre à Dresde…
- C’est à deux pas…
- Sans doute, mais l’atmosphère de la Chancellerie et des affaires d’Etat ne fait pas bon ménage avec celle - ô combien délicieuse ! - qui règne en ce château. Sans doute faudrait-il faire, en personne, le voyage de Varsovie…
- Monseigneur, intervint doucement Aurore, je crois qu’il faut écouter M. de Fleming. Nous venons de vivre des jours inoubliables… et Votre Altesse sait bien qu’à Dresde comme ici, je ne cesserai d’être sa dévouée servante !
Le front chargé de nuages du prince retrouva sa sérénité. Il tendit la main pour prendre celle de la jeune femme qu’il baisa :
- Vous êtes incomparable, Madame ! Vous êtes ma folie et voilà que vous pouvez être aussi ma sagesse ! Rentrons puisque vous le voulez… d’autant que je vous réserve une surprise au retour ! Nous rentrerons demain matin. Pour l’heure présente, en chasse mes amis ! Le sanglier n’a que trop attendu !
A sa confusion, Aurore regagna la capitale dans la même voiture que son prince. Ce grand honneur la flattait mais officialisait aussi un statut de maîtresse déclarée qu’elle ne souhaitait pas. Ce fut pis encore quand l’équipage, au lieu de rentrer au palais ou de la déposer chez les Loewenhaupt, vint s’arrêter devant l’entrée d’une des plus jolies maisons des bords de l’Elbe, point trop grande et plutôt discrète dans sa sobre élégance, où résonnait d’ailleurs encore le marteau des tapissiers :
- C’est trop, Monseigneur !
- Comment cela, trop ? riposta-t-il d’un ton où pointait l’offense.
- L’amour que m’inspire Votre Altesse souhaite demeurer discret sinon secret. Je crains trop de blesser deux dames que je respecte infiniment.
- Ne comprenez-vous pas, vous qui êtes si intelligente, qu’il serait infiniment plus blessant pour elles que nos amours s’étalent au palais même, sous leurs yeux ? En outre, je me vois mal pénétrant à pas de loup chez Loewenhaupt après avoir escaladé une fenêtre. Céans vous êtes chez vous et je peux vous rejoindre en toute liberté. Cela dit, j’apprécie à leur valeur votre tact et votre bon cœur. Acceptez ce que je vous offre, ma douce ! Cette maison de toute façon ne pourrait convenir à personne d’autre. Sa décoration s’y partage entre la couleur de l’aurore et celle de vos yeux…
Que dire après une telle déclaration sinon remercier ? Sa nouvelle demeure enchanta la jeune femme. Elle y trouva un majordome, quatre valets, un cocher et des palefreniers pour les six chevaux d’attelage blancs et les trois de selle ou de chasse qui peuplaient les écuries, du personnel de cuisine, etc. Côté femmes de chambre, il y avait Fatime avec trois autres jeune filles. Et aussi, au seuil du salon, sa vieille Ulrica, plus raide que jamais dans sa robe noire avec col, manchettes et cornette de fine toile blanche des Flandres. Les mains croisées sur son giron, la bouche serrée et les sourcils tellement froncés qu’ils n’en faisaient plus qu’un, elle offrait une parfaite image de la réprobation, même si un trousseau de clés pendait dans les plis de sa jupe à une bélière d’or attachée à la ceinture, signant ainsi son nouveau rôle de gouvernante.
Quand elle vit arriver le couple, elle plongea dans une révérence aussi profonde que le lui permettait l’arthrose de ses genoux, mais s’arrangea de façon que nul n’en ignore la destination : le prince, un point c’est tout. Aurore dut se contenter d’une vague inclinaison assortie d’un coup d’œil orageux, mais la jeune femme n’eut pas le temps de tirer l’affaire au clair. Frédéric-Auguste l’entraînait par la main à travers la maison afin qu’elle la découvrît avec lui. Il était heureux comme un gamin et, en quittant celle qui était maintenant sa favorite, il lui annonça qu’il viendrait souper avec elle.