- Elle doit m’exécrer ! J’avoue qu’en pensant à elle je me sens honteuse…
- Vous vous y ferez ! Quant à savoir ce qu’elle a en tête, c’est difficile : elle pleure dès qu’elle a fini de prier et elle prie dès qu’elle a fini de pleurer. Il lui arrive parfois de faire les deux en même temps ! Mais c’est une bonne fille qui ignore la méchanceté. Il n’y aurait donc pas grand-chose à craindre de ce côté s’il n’y avait Fleming.
- Fleming ? Qu’a-t-il à voir ?
- Il s’est institué son conseiller, son soutien. C’est lui qui a demandé sa main pour notre Electeur et mené à bien les négociations du mariage.
- Ce n’est pas ce que l’on m’a dit : le prince serait tombé amoureux d’elle après sa rupture avec son frère ?
- Certes… mais pas au point d’épouser, bien qu’il fût seulement à cette époque le frère plus ou moins héritier de Jean-Georges IV. La fille était charmante encore qu’un brin bécasse mais, surtout, la dot était assez mince et la jeune Brandebourgeoise n’aurait guère eu de chances de devenir princesse saxonne si Fleming ne s’en était mêlé : en bon Prussien, il avait tout intérêt à installer à Dresde une presque compatriote follement amoureuse d’Auguste. Une marionnette qu’il tiendrait dans sa main au cas où Jean-Georges viendrait à disparaître prématurément. Ce qu’il n’a pas manqué de faire. A présent, Christine est devenue Altesse Electorale et ne jure que par Fleming. Or celui-ci est redoutable.
- Un simple conseiller peut-il l’être ?
- Un conseiller très écouté et qui pourrait d’ici peu prendre la place de Beuchling… Ne vous y trompez pas et, surtout, ne commettez pas l’erreur de l’attaquer auprès du prince, qui a de l’estime pour lui et même de l’attachement…
- Cet homme ne m’a encore donné aucune raison de m’en plaindre mais merci de votre mise en garde. Je m’en souviendrai…
L’avertissement arrivait à temps : le soir même, alors que les amants reprenaient souffle dans le lit dévasté en buvant du champagne, Frédéric-Auguste qui, appuyé sur un coude contre le corps d’Aurore, s’amusait à y faire tomber quelques gouttes de vin qu’il recueillait ensuite avec sa bouche, soupira :
- Je regrette d’avoir quitté Moritzburg où je pouvais ne penser qu’à toi. Nous y avons vécu des jours inoubliables… et de plus belles nuits encore. Pourtant…
- Oh, que voilà un mot qui sonne mal !
- Préfères-tu « cependant » ?
- Ni l’un ni l’autre parce qu’ils expriment une restriction. Voyons si je devine : vous êtes assez satisfait d’être rentré ?
- Satisfait non, mais… reconnaissant à Fleming d’avoir osé venir m’y chercher. Un prince souverain n’a pas le droit d’oublier entièrement ses devoirs… même dans les bras d’une ensorcelante sirène. Certaines affaires exigeaient ma présence…
- Si importantes que cela ? hasarda Aurore en espérant une confidence mais il n’avait nullement l’intention de lui en faire :
- Et davantage ! Mais j’aurais scrupule à fatiguer ta jolie tête avec ce fatras.
Tout en parlant, il avait recommencé à la caresser. Elle s’abandonna, reprise par le désir sans plus penser à rien, uniquement attentive aux sensations profondes d’un corps dont il savait si bien se rendre maître…
La première lettre arriva le lendemain.
Fermée par un sceau de cire rouge, sans gravure pour l’identifier, elle vint se poser dans la matinée entre le miroir vénitien et un flacon de parfum filigrané d’or sur la table devant laquelle Aurore se faisait coiffer. L’instant était délicat et la jeune femme remit à plus tard de l’ouvrir. Elle s’y décida enfin quand Fatime eut parfait son chef-d’œuvre avec un nuage de parfum. Pour la lâcher aussitôt avec dégoût : il lui avait suffi d’un coup d’œil pour saisir le texte, fort court :
« Tu te crois au pinacle, Aurore, mais tu es déjà sur la pente descendante. Ton amant a toujours préféré la chasse à la possession… »
- Qui a porté ça ? demanda-t-elle en désignant le message resté entrouvert.
Fatime se précipita aux renseignements et revint encore plus vite :
- Personne. L’un des valets a trouvé cette lettre sous le portail d’entrée devant la loge du gardien…
Après une brève hésitation, la main un peu tremblante de la jeune femme reprit le vilain message. Elle le tourna et le retourna dans l’espoir d’y découvrir un quelconque indice, mais ne trouva rien. Le papier était de qualité. L’écriture aussi, bien qu’elle évoquât un homme plus qu’une femme. Au prix d’un effort, Aurore s’obligea au calme et rangea soigneusement l’affreuse épître dans son secrétaire, se réservant d’en parler à Elisabeth qui avait promis de venir chaque jour afin de la soutenir dans sa nouvelle existence. Or, celle-ci ne fit qu’en rire et, prenant le billet, le déchira de haut en bas, puis continua jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’un minuscule tas qu’elle jeta au feu :
- Voilà ce que ça mérite ! Vous n’aviez pas, j’espère, l’intention de le montrer au prince ?
- Non. Bien sûr que non, mais peut-être à ma sœur ?
Elisabeth prit les mains de son amie pour l’obliger à s’asseoir auprès d’elle sur un canapé du salon de musique où elles se trouvaient alors. Aurore avait choisi cette jolie pièce pour son usage personnel. Elle en aimait en effet les claires boiseries bleu pâle rechampies d’or dont les meubles principaux étaient un clavecin peint de fleurs et de personnages chinois et une harpe à la courbe harmonieuse derrière laquelle elle aimait déjà prendre place.
- Cela ne vous avancerait à rien et l’inquiéterait sans raison.
- Sans raison ? Vous trouvez ?
Mme de Mencken dévisagea son amie sans songer à cacher sa surprise :
- Je répète : sans raison ! Et je m’étonne de vous voir affectée comme vous l’êtes, vous qui avez vécu à la cour de Hanovre qui passe pour la plus dépravée de l’empire. Dites-vous bien que vous venez d’accéder à un statut nouveau pour vous mais qui, en tous temps, a toujours véhiculé les mêmes inconvénients et, par définition, a fait de vous la cible de toutes les jalousies, de tous les désenchantements. Auguste vous a placée en pleine lumière. Vous lancer de la boue va devenir l’occupation préférée d’une foule de gens. Alors, autant vous y faire tout de suite parce que vous pouvez être certaine qu’il y en aura d’autres.
- Agréable perspective !
Cependant elle se rangea sans trop de peine à l’avis d’Elisabeth : le mieux était de dédaigner.
Les jours qui suivirent la consolèrent vite et elle remercia silencieusement son amie d’avoir détruit le venimeux papier. Existait-il au monde bonheur plus grand que le sien ? Le prince semblait ne plus pouvoir se passer d’elle. Il l’emmenait partout : à la chasse ou sur les chantiers qu’il commençait à entreprendre, et parfois même il évoquait devant elle certains soucis politiques. Avec beaucoup de finesse, elle sut être l’amie en même temps que la maîtresse. Une amie drôle et spirituelle qui l’amusait autant qu’elle le charmait. En outre, il lui était reconnaissant de son attitude discrète et des relations pleines de respect qu’elle entretenait avec sa mère et avec sa femme. Enfin il était fière d’elle, de sa beauté dont il demeurait captif et qu’il se plaisait à parer. Elle eut des bijoux magnifiques, des robes somptueuses. Qu’elle refusait de porter le plus souvent sauf pour le seul plaisir de ses yeux à lui et de ses mains quand il la déshabillait car leurs nuits demeuraient ardentes quoiqu’il arrivât parfois à la jeune femme d’avoir peine à se mettre à l’unisson d’un appétit apparemment insatiable.