- Beuchling ? fit Aurore qui écoutait l’histoire avec un mélange de curiosité et d’agacement.
- Tout juste. Il vint plaider la cause de son maître, comme il l’a fait avec vous d’ailleurs !
- C’est agréable à entendre !
- Notre prince n’a pas une imagination débordante, vous savez ? Pourtant, il en a déployé pour vous beaucoup plus que pour quiconque, d’où vous pouvez déduire qu’il n’a jamais aimé la Kessel comme il vous aime. Beuchling convainquit la demoiselle d’accepter une entrevue dans la propriété des Friesen à une lieue de Dresde. Le lendemain, elle rencontrait comme par hasard, en se promenant à la limite de la forêt, le prince qui chassait en compagnie de Beuchling.
- Il tient encore à cheval, ce vieillard ?
- Oh, il est capable d’en faire davantage pour garder sa place de confident. On causa puis Mme de Friesen se montra et tout le monde rentra au château où les intéressés prirent le thé dans un petit salon tandis que la Friesen papotait avec son compère dans un autre. La conclusion ne pouvait manquer d’être proche : trois jours plus tard, Frédéric-Auguste envoyait à la Kessel une parure de diamants dont elle le remercia de la façon que vous imaginez.
« Les choses auraient pu continuer discrètement à l’écart d’une épouse qui commençait à se plaindre d’un mari moins assidu qu’auparavant, mais cela ne faisait pas l’affaire de la donzelle. Elle rêvait mariage et ne trouva rien de mieux qu’arriver un beau soir chez Christine-Eberhardine parée telle une châsse de tous les diamants qu’elle s’était fait donner. Notre princesse, du coup, prit feu et chassa l’insolente de ses salons en la traitant de dévergondée non sans lui avoir administré quelques gifles. La victime courut droit se plaindre à qui vous pensez. Furieux “comme un jeune lion”, celui-ci se rua chez sa femme afin de lui donner sa manière de penser, mais tomba sur sa mère occupée à calmer l’épouse offensée.. Devant cette coalition le coupable perdit contenance, demandant ce qu’il fallait faire : “Cela coule de source, répondit la douairière. Mariez-la à quelqu’un d’un peu éloigné. ” A sa surprise - c’est elle qui me l’a raconté - son fils ne protesta que mollement. A le régaler de tant de larmes et de cris, la Kessel devait avoir perdu quelque peu de son éclat. D’autant qu’il a toujours détesté les gémissements. Il laissa donc sa mère s’arranger comme elle l’entendrait et partit se “reposer” dans le cher Moritzburg… »
- Il y avait emmené cette femme ? murmura Aurore choquée.
- Non, rassurez-vous ! Il ne l’y a jamais emmenée. C’est son jardin secret à lui. Pendant ce temps-là, Anna-Sophia réglait la question en la mariant à un maréchal de camp appartenant à l’illustre famille des Hauchwitz, ce qui était plus qu’honorable. En outre, l’homme ne manquait pas de qualités et enfin il habitait Wittenberg2. Plus de Kessel ! Je ne suis pas certaine qu’elle ait été fort regrettée. Et puis vous êtes arrivée et vous avez tout balayé… On dirait même que vous avez aussi balayé mon rhume. Je me sens beaucoup mieux ! Vous êtes une magicienne !
- Ne dites pas de sottises ! C’est la fumigation… Cela dit, que pensez-vous de cette mauvaise lettre ?
- Ce que je pensais déjà de la première : que sa destination naturelle est dans le feu.
- Je n’en suis pas sûre ! Celui qui l’envoie me paraît en savoir long. A commencer par le fait que… qu’il n’est pas venu hier soir !
- Ne bâtissez rien là-dessus ! Ce n’était pas difficile à deviner. Même moi qui n’ai pas quitté ce lit, je le sais et vous ne me ferez pas croire que vous ignorez qu’il y avait fête au palais en l’honneur de notre princesse électrice…
- … et que je n’y avais pas ma place. Natu rellement, je suis au courant, mais les réjouissances ont-elles duré jusqu’au matin ? Et même en ce cas, il lui est déjà arrivé de me surprendre à l’aube. Il m’a dit souvent qu’une journée ne pouvait être bonne si elle n’avait commencé par l’amour…
Elisabeth glissa hors de ses draps pour venir plus près de son amie qu’elle enveloppa d’un bras compatissant :
- Ne me dites pas qu’il n’y a jamais manqué ? Par exemple après s’être soûlé royalement au point de ne pouvoir regagner son lit sans le secours de ses valets ? Je l’ai vu de mes yeux ! J’ajoute que les Brandebourgeois ont une rare capacité d’absorption et il se devait de les accompagner !… Allons, cessez de vous tourmenter ! Allez plutôt vous regarder dans la glace, c’est le meilleur réconfort que je puisse vous suggérer. Frédéric-Auguste est fou de vous et ne manquera pas de vous en faire souvenir avant que le soleil se couche.
- Il faudrait pour cela qu’il commence par se lever ! Il neige…
CHAPITRE XI
DES NOUVELLES DE CELLE
Frédéric-Auguste était parti pour Leipzig et Aurore s’ennuyait. C’était la première fois qu’il partait sans elle, alléguant le temps affreux et les mauvais chemins.
- Vous serez beaucoup mieux au chaud de votre maison, lui avait-il assuré en l’embrassant. Et moi je serai plus tranquille…
Plus tranquille ou plus libre ? Le second mot eût été malsonnant mais Aurore n’aimait pas beaucoup plus le premier. Jamais, jusqu’à présent, il n’avait été question de tranquillité entre eux. Le vent, l’orage, la tempête, voire l’ouragan, oui ! C’était leur climat normal, celui de la passion coupée parfois de fous rires, chacun d’eux possédant un égal sens de l’humour bien que celui du prince fût plus cruel que celui de sa favorite. Mais la tranquillité, non, cent fois non !
Sachant à quel point il détestait la contradiction, elle n’avait pas insisté quelque envie qu’elle en eût… Avec une belle inconscience masculine, il lui avait recommandé de se reposer, d’éviter de sortir le soir, sinon avec sa sœur, et aussi de donner à souper ou à danser chez elle durant son absence. Cette fois elle avait réagi : il allait tout de même un peu trop loin.
- Que ne m’enfermez-vous dans un couvent ? Je ne suis pas malade et n’ai aucune raison de rester cloîtrée ?
- Certes, certes, mais je n’aime pas trop, pendant mon absence, que le monde vous envahisse. Cela vous oblige à vous parer et je n’ignore pas qu’ils sont nombreux, ceux qui souhaitent vous approcher de plus près ! Promettez-moi d’être très sage, de ne penser qu’à moi ! J’ai besoin de vous sentir tout contre moi, ajouta-t-il en l’enlaçant pour un baiser qu’elle évita en détournant la tête :
- Que ne m’emmenez-vous alors ? fit-elle, logique.
- Je vous ai donné mes raisons ! répondit-il sans insister. N’oubliez pas que vous êtes à moi et qu’un seul regard masculin sur votre gorge m’est une offense !… Je vous rapporterai des fourrures !
Il était parti là-dessus, la laissant désorientée par ce mélange de jalousie - on ne pouvait l’interpréter autrement ! - et de sens aigu de la propriété. Ce fut pis encore quand elle apprit qu’il avait donné des ordres à son portier : aucun homme, hormis les fournisseurs, ne devait être autorisé à pénétrer auprès de la comtesse de Koenigsmark, et ce jusqu’à son retour.