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- Que ne me fait-il porter une ceinture de chasteté ? déclara-t-elle à Elisabeth qui prit le parti d’en rire :

- C’est plutôt flatteur, cette jalousie ! Elle rend hommage à votre beauté. Il est vrai que depuis le début de vos amours, elle atteint un éclat incroyable qu’il n’a pas envie d’étaler à Leipzig où règne une atmosphère de foire perpétuelle.

- Insensé ! J’en viens à penser qu’il a pris au sérieux ce rôle de sultan qu’il interprétait à Moritzburg lorsque, selon la tradition des maîtres de harem, il m’a lancé le mouchoir. Vais-je devoir vivre cloîtrée en compagnie d’autres femmes parmi lesquelles il viendrait choisir chaque soir sa compagne de lit ?

- Même si l’idée aurait de quoi le tenter, il n’ira jamais jusque-là. N’oubliez pas qu’il est chrétien ! Allons, ne vous fâchez pas et acceptez avec le sourire ce caprice qu’il vous impose. Vous en rirez tous les deux plus tard… il ne va pas rester absent pendant dix ans !

- Cela va être d’un drôle !

Il ne lui fallut que deux jours pour s’ennuyer, en dépit des soins de Fatime qui employait ce repos forcé en multipliant les bains, les longs massages et les soins minutieux usités justement dans ces harems que sa maîtresse redoutait tellement.

- Quand le maître reviendra, il faut qu’il te trouve encore plus belle et désirable qu’à son départ. Chasse les mauvaises pensées et laisse ton corps s’épanouir comme une rose qui, en s’ouvrant, libère ses parfums ! Il en sera plus que jamais captif…

C’était au fond assez agréable à entendre même si ce n’était guère enrichissant pour l’esprit. Fatime n’avait pas tort d’affirmer qu’il fallait profiter de ce temps libre. Lorsque le prince était là, Aurore devait toujours être prête à le suivre n’importe où et à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Aussi accepta-t-elle de se laisser soigner, meublant le reste de ses loisirs avec des livres à moins qu’elle ne composât des vers - elle savait en faire de ravissants ! - ou jouât aux échecs avec Elisabeth à qui elle avait d’ailleurs proposé d’expérimenter les services de la jeune Turque…

Ce soir-là, qui se situe une semaine après le départ du prince, Aurore allait se coucher quand elle entendit tinter la cloche d’entrée. Allant à la fenêtre pour voir ce qu’il en était, elle aperçut dans l’encadrement du portail ouvert et la lumière jaune du portier un cavalier qui mettait pied à terre. C’était un voyageur sans doute, si l’on en jugeait par les sacoches et l’ample manteau destiné à couvrir la croupe du cheval. Elle le vit parlementer avec Joachim le concierge qui, bien entendu, refusait de le laisser entrer, fidèle en cela à ses consignes : pas d’hommes et surtout pas la nuit ! Cependant, quelque chose dans la tournure de l’arrivant éveillait un souvenir chez la jeune femme et, comme le portail allait se refermer sur l’inconnu, elle l’entendit soudain entamer le grand air d’Orphée et n’y tint plus : ouvrant sa fenêtre, elle cria :

- Oubliez les consignes, Joachim et faites monter ce monsieur !

- Mais, madame la comtesse, Monseigneur a expressément spécifié qu’aucun mâle…

- Cela ne concerne pas ma famille ! Faites monter, vous dis-je. J’en prends la responsabilité…

Les mains tremblantes de joie, elle referma le panneau vitré et se précipita vers l’escalier. Nicolas ! Ce ne pouvait être que Nicolas ! Enfin elle allait savoir quelque chose ! Elle avait l’impression merveilleuse qu’une grande bouffée d’air frais lui arrivait. Relevant sa robe à deux mains elle dévala les marches à toute allure, si vite qu’elle tomba presque dans les bras du nouveau venu qui la retint de justesse. Mais ce geste ne prêtait pas à conséquence puisqu’elle l’avait annoncé « de la famille ».

- Nicolas ! Quelle surprise ! Dieu que je suis heureuse !…

- Je… Moi aussi… ma cousine !

Elle l’embrassa sur les joues sous l’œil pas tellement rassuré de Joachim, puis l’entraîna pour le faire grimper à l’étage tout en criant que l’on prenne soin du cheval et que l’on monte de la nourriture et du vin chaud ! Un valet apparut au bruit, prit les ordres et courut aux cuisines, cependant qu’Aurore introduisait le jeune homme dans son cabinet d’écriture. Elle lui laissa à peine le temps d’ôter son épais manteau craquant de neige et le tricorne noir où les flocons commençaient à fondre, et confia l’ensemble à Fatime en lui recommandant de ne pas les déranger. Enfin, désignant un fauteuil placé près d’une petite table, elle invita Nicolas à s’asseoir. Alléguant le protocole, il voulut refuser mais elle insista :

- De quoi aurions-nous l’air si vous vous adressiez à moi comme à une altesse quelconque ?

- On dit que vous pourriez le devenir ? Même sur les routes on en parle et le bruit court d’un divorce de l’Electeur Frédéric-Auguste en votre faveur…

Aurore fronça le sourcil. Où diable avait-il pu pêcher cela ? Qui expliquait peut-être une attitude plus empesée encore qu’au jour de leur première rencontre.

- Laissons ces racontars, si vous le voulez bien. Vous arrivez de Celle ou de Hanovre ?

- De Celle où j’ai appris votre haute position. J’ai d’ailleurs une lettre de Mme la duchesse et une autre de la baronne Berckhoff, répondit-il en produisant les deux messages. Aurore les prit et les posa sur un meuble en disant qu’elle les lirait plus tard.

- Ce que je veux savoir, c’est ce qui s’est passé à Hanovre durant votre long séjour. Vous êtes revenu depuis quand ?

- Environ un mois.

- Et vous venez seulement maintenant ?

Elle dut s’interrompre : Fatime que la curiosité devait dévorer revenait avec un plateau si chargé qu’elle pliait sous le poids. Aurore lui ordonna de poser le plateau sur la table et de disparaître sur un ton ne laissant pas de place à la discussion. Puis elle servit elle-même son visiteur qui ne se départait pas de son attitude guindée. Elle le laissa se restaurer jusqu’à ce que, jugeant que c’était suffisant, elle revienne à la charge :

- Si vous êtes venu dans l’intention de vous faire arracher les paroles, mieux valait rester auprès de la duchesse Eléonore !

Mais elle lui vit tout à coup l’air si malheureux que sa colère retomba :

- C’est ma nouvelle situation qui vous gêne ?

Il devint ponceau, reposa le verre qu’il tenait et détourna la tête :

- Je l’avoue ! Pardonnez-moi si j’ai parlé trop hâtivement et si c'est la fiancée d’un prince que j’ai devant moi.

- Et si je ne l’étais pas ? Si je n’étais que…

- Sa maîtresse ? Oh non ! Pas vous !

- Et pourquoi pas moi ?

- Vous si fière de votre nom et de votre personne ! Vous qui avez repoussé tant d’homme éminents, vous auriez cédé…

- A l’amour ! lança-t-elle avec orgueil. Rien qu’à l’amour, Asfeld. Un amour partagé qui ne s’encombre pas des contingences vulgaires. Certes, on m’a dit que l’on m’épouserait mais je ne suis pas certaine d’y croire… A présent, assez parlé de moi alors que vous avez une foule de choses à m’apprendre ! D’abord, comment avez-vous été reçu par la Platen ?

- Oh, avec enthousiasme ! Que j’aie choisi de tout quitter pour revenir vers elle en faisant fi d’autres palais l’a emplie de joie et de vanité ! Elle en a conclu que j’étais épris d’elle bien qu’elle n’ait pas posé la question. J’ai été logé, à « Monplaisir », dans un appartement près du sien et, pendant des jours… et quelques soirées, j’ai dû chanter pour elle seule assis sur des coussins au pied du lit de repos où elle s’étendait dans des tenues plutôt légères, mais jamais elle ne m’a produit devant un public, même restreint. Elle me cachait au contraire !