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- Pourquoi as-tu gardé cela pour toi ? fit Amélie visiblement vexée. Il est mon frère comme il est le tien, même s’il n’a jamais caché ses préférences.

- Encore une fois, tu n’étais pas là et tu avais tes propres soucis. Je n’allais pas y ajouter mes craintes ?… Et tu as toujours désapprouvé la liaison de Philippe et de Sophie-Dorothée.

- Aux yeux de Dieu l’adultère est une faute et je ne suis pas certaine qu’un grand amour soit une excuse. Quant à toi, tu ferais mieux de rester ici et d’attendre d’autres nouvelles. Que feras-tu de plus en te rendant à Hanovre ? Même si c’est désagréable pour nous tous, les Hanovre vous ont bel et bien chassés, Philippe et toi.

- D’abord je verrai Hildebrandt et, en outre, j’ai conservé de bons amis…

Les deux sœurs achevaient de souper dans un petit salon dont les fenêtres grandes ouvertes donnaient sur les jardins que la nuit tombante rafraîchissait. C’était plus agréable que l’immense salle des festins où elles se fussent senties perdues à cause de toutes ces places libres. De la famille elles n’étaient plus que deux et le ressentaient cruellement. Amélie cependant fit honneur au repas, mais n'avait-elle pas « charge d’âme » ? Aurore, elle, se contenta de grignoter. Pour finir, elle but quelques gouttes de vin et se leva :

- Je vais voir où en est Ulrica de nos préparatifs !

- Alors, c'est décidé : tu pars ?

- Comprends que je ne peux pas faire autrement : il faut que je sache…

A son tour Amélie quitta sa place, avec un peu de difficulté. Sa grossesse l’encombrait plus que les précédentes et elle en ressentait davantage les contingences extérieures.

- Bien ! soupira-t-elle. Je ne peux pas t’en empêcher mais je voudrais obtenir de toi une… concession.

- Laquelle ?

- Puisque tu m'as demandé Gottlieb, je voudrais que tu prennes ma voiture… et mon nom. As-tu oublié qu’Aurore de Koenigsmark n'est plus admise à Hanovre ? Ce n'est pas le cas d'Amélie de Loewenhaupt qui n'y a jamais mis les pieds. Je sais que nous ne nous ressemblons pas, ajouta-t-elle, prévenant l'objection majeure, mais c'est sans importance dès l'instant où tu prends soin de garder ton visage dans l'ombre, ou sous un masque en rabattant le plus possible coiffe et capuchon…

- J'ai songé à prendre un costume masculin…

- Qui te ferait ressembler plus encore à Philippe ? Non, crois-moi, ma solution vaut mieux. Nous avons la même taille et si je ne suis pas - de loin ! - aussi belle que toi, ajouta-t-elle avec un rien d'amertume, tu pourrais t'arranger de façon que cela ne se remarque pas. Qu'en dis-tu ?

Aurore vint vers elle et l'étreignit :

- Que tu es la meilleure sœur qu'une femme puisse avoir, fit-elle plus émue qu'elle ne voulait le laisser paraître. Tu as raison, ce sera plus facile.

- Donc tu acceptes ?

- Bien sûr… et je vais prévenir Ulrica !

- Attends ! Je voudrais que tu me promettes quelque chose.

- Quoi ? fit Aurore en fronçant légèrement le sourcil.

- De revenir au plus vite si tu te sens le moins du monde en danger !

- Tu as peur, toi aussi ? Avoue-le !

- Oui et non. Les Hanovre sont des gens impossibles mais je pense sincèrement qu’ils ont dû y regarder à deux fois avant de faire disparaître Philippe d’une manière… définitive. C’est un Koenigsmark ! Un nom qui compte en Suède, en Allemagne, en France et surtout en Saxe. Ce qui fait beaucoup de voix qui pourraient demander des comptes.

- C’est à cet espoir que tu te raccroches ? La Platen est capable du pire, tu le sais, et Ernest-Auguste est dans ses mains comme une chiffe molle…

- Peut-être, lui répondit Amélie l’œil soudain farouche, mais je ne la crois pas idiote et nous ne sommes pas n’importe qui. Notre sang a écrit de belles pages de l’Histoire. Et l’on ne peut en user avec nous sans bien y réfléchir parce que nous sommes les Koenigsmark !

Sous le cri d’orgueil, il y avait des larmes. Aurore qui s’éloignait déjà revint sur ses pas, prit à nouveau sa sœur aux épaules et l’embrassa :

- Je vais faire en sorte qu’on s’en souvienne ! dit-elle gravement.

CHAPITRE II

UN AMI…

Durant les quelque cinquante lieues de mauvais chemins séparant Stade de Hanovre, Aurore s'efforça de chasser ses pensées pessimistes pour retrouver sinon la sérénité, du moins le calme dont elle avait le plus grand besoin et aussi ce courage dont elle n’avait jamais manqué jusque-là. Depuis qu’elle était montée en voiture en compagnie d’Ulrica, il semblait l’abandonner. Parce que, en dépit de son précédent séjour, elle allait s’enfoncer dans un inconnu probablement hostile où les rares amis dont elle espérait l’assistance n’oseraient peut-être plus la lui accorder.

Les tristes paysages défilant derrière les vitres du carrosse de voyage n’étaient guère réconfortants : des pâturages, des tourbières, des étendues mornes piquées par endroits de boqueteaux de bouleaux. Des fermes de briques noirâtres renforcées sous leurs pignons de colombages encore plus sombres… Tout cela, joint à la pluie qui s’était installée dans la nuit et développait une tenace grisaille, s’accordait pour faire de ce jour d’été une assez bonne copie d’un automne grincheux. Si les feuilles des arbres n'avaient été si vertes, on se serait cru en novembre : il faisait presque froid…

A l’intérieur du lourd véhicule, l'atmosphère n’était guère plus chaleureuse. Engoncée dans une sorte de pelisse d’un brun indécis doublée de fourrure grise, les ailes de sa cornette blanche rabattues sur son nez, Ulrica alternait les périodes de sommeil et celles de veille où elle ne cessait de récriminer contre l’inconfort du voyage, la folie qui avait poussé sa jeune maîtresse à l’entreprendre, et d’émettre des prédictions pessimistes. Selon elle, il y avait peu de chances qu’elles reviennent vivantes. En réalité, l’ancienne nourrice avait été ravie, jadis, de quitter Hanovre dont elle détestait en bloc la ville, les princes, la Cour et même les habitants, et l’idée d’y retourner ne l’enchantait pas. En outre, elle souffrait d'un genou dont l'articulation faisait des siennes. D'abord agacée, Aurore lui avait proposé de la ramener à Stade mais on lui avait répondu qu'aucune force humaine ne pourrait faire renoncer Ulrica à son devoir et son devoir lui ordonnait de suivre partout son ancien bébé afin de lui faire au moins un rempart de son corps si l'on tentait de l'assassiner. Ce qui ne pouvait manquer d'arriver ! On continua donc…

En dépit de la détermination d'Aurore, ces augures catastrophiques finirent par entamer ses certitudes et quand, au bout de quarante-huit heures de trajet, les murailles de Hanovre se dessinèrent sous le ciel bas que rayait le vol triangulaire d'une compagnie d'oies sauvages, elle se signa rapidement en marmottant une courte prière à laquelle Ulrica, bien réveillée, s’associa avec empressement.

Il était déjà tard. En arrivant au centre de la ville où s’était tenu le marché du vendredi, on eut quelque peine à franchir le tas de détritus qui débordaient de la halle jusqu’au bord de l’Altes Schloss, le vieux château médiéval qui servait surtout de caserne et de dépôt d’armes. Entre lui et la Leine, l’une des rivières qui arrosaient la ville, s’élevait la résidence de l’Electeur, dite Leineschloss ou château de la Leine. D’où en ce mois de juillet la famille ducale était absente, préférant les magnifiques jardins, les eaux vives et les beaux ombrages de Herrenhausen, le palais d’été qui se trouvait au nord-ouest de la ville, à un peu plus d’une demi-lieue.