Ils ont fait la Révolution.
Et ils ne tombent pas après une nouvelle journée révolutionnaire. Ils sont victimes du premier coup d’État mis en œuvre par des hommes en armes, dont les chefs politiques prétendent représenter le peuple.
Ce n’est pas seulement la Révolution qui continue, elle a franchi un nouveau degré et son cours vient de s’incurver.
« La force a fait le premier rejet. La réflexion ne fera point le second », écrit un patriote qui, fidèle aux principes républicains, s’inquiète de l’avenir.
Mais d’autres Enragés exultent, et laissent éclater leur joie.
« Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se brise », dit Hébert qui accable les vaincus du 2 juin.
« Je l’avais bien prédit : Girondins, brissotins, rolandins, buzotins, pétionistes, que votre règne ne serait pas de longue durée, que vous finiriez par vous brûler à la chandelle comme le papillon… »
Hébert assure, sans fournir de preuves, que « les Girondins ont les poches bien garnies de guinées du roi d’Angleterre ».
Brissot n’est qu’un renard qui s’est acheté un bel hôtel à Londres, Barbaroux un corsaire, dictateur des marchands de sucre de Marseille. Pétion le corrompu devra déguerpir de ce joli palais que lui avait attribué Roland. Guadet n’est qu’un vil aigrefin, Vergniaud un tartuffe, Buzot le « maître des filous, un traître, gibier de guillotine, avec une âme de boue », Gensonné un prédicateur de la contre-révolution, Rabaut un inquisiteur, Isnard un prophète maudit qui voulait détruire Paris…
« Voilà, foutre, le langage du peuple ! Il est juste, bon, généreux, patient ; mais quand le sac est trop plein il faut qu’il crève… »
DEUXIÈME PARTIE
Juin 1793 – Novembre 1793
« Un peuple immense, sans pain, sans vêtements »
« Les riches seuls, depuis quatre ans,
ont profité des avantages de la Révolution…
Il est temps que le combat à mort que l’égoïste livre
à la classe la plus laborieuse de la société finisse…
Députés de la Montagne, que n’êtes-vous montés
depuis le troisième jusqu’au neuvième étage
des maisons de cette ville révolutionnaire,
vous auriez été attendris par les larmes
et les gémissements d’un peuple immense,
sans pain et sans vêtements, réduit à cet état de détresse
et de malheur parce que les lois ont été cruelles
à l’égard du pauvre,
parce qu’elles n’ont été faites que par les riches
et pour les riches. Ô rage, ô honte du XVIIIe siècle ! »
Jacques Roux, à la Convention nationale,
présente la pétition des Cordeliers
le 25 juin 1793
4.
Ils sont vingt-neuf, mais on les appelle les « trente ».
Ce sont les députés girondins décrétés d’arrestation. Mais douze, dont Brissot et Buzot, comme aussi Roland sont en fuite. Les dix-sept autres sont « arrêtés », et gardés par un gendarme à leur domicile. Et huit vont s’évader, dont Barbaroux, Guadet, Pétion.
Manon Roland est, elle, emprisonnée.
Tous espèrent que les départements vont se rebeller, et les députés qui se sont enfuis s’emploient à les soulever.
Les Girondins qui n’ont pas été décrétés d’arrestation organisent la protestation : soixante-quinze députés signent une pétition demandant l’annulation du décret. Et Vergniaud écrit à ses concitoyens de Bordeaux, déjà hostiles aux Montagnards :
« Hommes de la Gironde, levez-vous ! Vengez la liberté en exterminant les tyrans ! »
On ne compte qu’une trentaine de départements pour approuver le décret d’arrestation du 2 juin.
La cinquantaine d’autres ne comprennent pas ce qui vient de se produire à Paris, cette division entre patriotes, cette « chasse » aux Girondins.
On proteste, on se rebiffe, on « distingue Paris de ses tyrans et de la horde de brigands qui l’assiègent ».
On dénonce « une fraction liberticide coalisée avec les autorités constituées de Paris. Cette fraction ne dissimule plus ses desseins et nous traîne à la servitude à travers le sang. Et le crime même dans le temps de révolution est toujours crime. »
Cette Adresse de l’assemblée générale de l’Aude, on l’approuve à Bordeaux, à Nîmes, à Marseille, en Normandie.
À Caen, les Girondins décident de créer une armée qui devra marcher sur Paris. Ils en confient le commandement au général de Wimpffen, qui a participé à la guerre d’indépendance des États-Unis, a siégé à la Constituante et a défendu Thionville contre les Prussiens en 1792, mais qui est monarchiste. Il prend comme chef d’état-major Puisaye, qui fut en 1787 lieutenant-colonel et en 1789 élu de la noblesse aux États généraux. Il est proche des Vendéens.
Et ainsi cette résistance girondine, cette insurrection « fédéraliste » animée par des patriotes, va se voir dénoncée comme l’alliée, la pourvoyeuse des Vendéens, au moment même où la grande armée catholique et royale s’empare de Saumur et d’Angers, et attaque Nantes !
Jours difficiles.
L’ennemi est aux frontières. Et dès lors, ceux des patriotes que les Enragés, les sans-culottes, et même les Jacobins inquiètent, refusent de suivre les Girondins, les accusant de favoriser l’ennemi, les « émigrés », et l’armée des coalisés.
« Nous sommes chez nous, et nous avons la fièvre chaude de la liberté qui fait braver tous les dangers et nous défendons tout ce que nous avons de plus cher : nos foyers, nos femmes, nos enfants et surtout la liberté qui est un mot magique, qui nous ferait remuer l’univers. »
Et ce patriote, pourtant modéré, poursuit :
« Si la Convention était sage, si l’union y régnait, s’il n’y avait des milliers de fanatiques en rébellion dans le Poitou, l’Anjou, la Bretagne, nous ne ferions que rire des ennemis du dehors, nous n’aurions pas la plus légère inquiétude sur le sort de la République. »
Le 18 juin, s’appuyant sur cette opinion, la Convention décrète que :
« Le peuple français ne fait point la paix avec un ennemi qui occupe son territoire. »
Un député girondin, Mercier, lance, avec une pointe de sarcasme dans le ton :
« Avez-vous fait un traité avec la victoire ? »
Et c’est Basire, un conventionnel proche de Danton, qui lui répond :
« Nous en avons fait un avec la mort ! »
Et Jacques Roux, l’Enragé, ajoute que le seul moyen de consolider la Révolution, c’est « d’écraser les aristocrates et les modérés dans la fureur de la guerre. »
À entendre ces mots, à découvrir cet amalgame entre modérés et aristocrates, l’inquiétude, l’angoisse saisissent un grand nombre de citoyens.
Les premières mesures prises par la Convention « épurée » sont en faveur des « petits » paysans, auxquels on offre la possibilité d’acquérir par petits lots les biens nationaux, ou bien des parcelles de « communaux », et d’accéder ainsi à la propriété. Dans la Constitution de l’an I de la République qui s’élabore, on proclame que « le but de la société est le bonheur commun ». On affirme le droit au travail, à l’assistance, à l’instruction.
En même temps on proclame le « droit de propriété » et la « liberté de travail, de culture, de commerce, d’industrie ». Mais est-ce autre chose que des mots ?
Et il y a cet article 35, si général dans les termes qu’il peut permettre toutes les interprétations :
« Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple le plus sacré et le plus indispensable des devoirs. »