Marat s’ébroue. Simone Évrard tente de l’apaiser, en passant sur sa peau irritée des serviettes humides. Mais les démangeaisons ne cessent pas, et la lecture des journaux, des lettres reçues, avive l’amertume de Marat. Et sa peau brûle.
Il a le sentiment d’être le meilleur, le plus lucide de ceux vers qui le peuple se tourne.
Que valent les autres ?
Danton est un corrompu, à la fortune récente, acquise sans doute en puisant dans les coffres des ministères et peut-être dans ceux de la Cour et des puissances coalisées !
Et ce Danton se vautre dans la jouissance.
Il y a quelques mois, en février 1793, son épouse Gabrielle Charpentier est décédée après avoir accouché d’un quatrième enfant !
Ah ! la belle douleur que celle de Danton dont on savait qu’il trompait quotidiennement Gabrielle !
Il rentre de Belgique où il complotait avec Dumouriez.
On l’entoure, on essaie de le consoler.
« Je t’aime plus que jamais et jusqu’à la mort, dès ce moment je suis toi-même », lui écrit Robespierre.
Et Collot d’Herbois, au club des Jacobins, assure que Gabrielle Charpentier est morte d’avoir lu les infamies écrites par les Girondins contre Danton.
« Les Girondins ont fait périr une citoyenne que nous regrettons, que nous pleurons tous. »
Et Danton fait exhumer le corps de Gabrielle pour que l’on pratique un moulage de son visage… Et il fera exposer le buste de la morte au salon des Arts…
Impudeur !
Entre-temps, il a épousé sa voisine, Louise Gély, une jeune fille de seize ans ! Le contrat de mariage est signé le 12 juin, et c’est Danton qui verse la dot, comme s’il avait acheté sa jeune vierge. Un prêtre réfractaire célébrera le mariage. Et Danton, que brûle ce renouveau de jeunesse, quitte les assemblées, dès qu’il le peut, pour retrouver Louise Gély. Il s’engloutit dans les plaisirs, les agapes, les longs séjours dans sa propriété de Sèvres, qu’il a choisi de nommer « Fontaine d’amour ».
D’où lui viennent les fonds qu’il dilapide ?
Danton se défend en serrant la gorge des Girondins qui l’accusent.
Il les attaque avec d’autant plus de vigueur que, dans les départements, les Girondins suscitent l’insurrection « fédéraliste » contre Paris et la Convention.
Alors Danton, accusé, menacé, rugit.
« Il y avait de la crinière dans sa perruque. Il avait la petite vérole sur la face, une ride de colère entre les sourcils, les plis de la bonté au coin de la bouche, les lèvres épaisses, les dents grandes, un poing de portefaix, l’œil éclatant. »
Il s’en prend à Brissot, aux députés girondins en fuite qui, en Normandie, rassemblent une armée.
« Ce Brissot, ce coryphée de la secte impie qui va être étouffée, tonne Danton, ce Brissot qui vantait son courage et son indigence en m’accusant d’être couvert d’or, n’est plus qu’un misérable qui ne peut échapper au glaive des lois… »
Sans les canons du 31 mai et du 2 juin, sans l’insurrection, les conspirateurs triomphaient !
« Je l’ai appelée, moi, cette insurrection lorsque j’ai dit que s’il y avait dans cette Convention cent hommes qui me ressemblent nous résisterions à l’oppression, nous fonderions la liberté sur des bases inébranlables. »
Et les Montagnards, en écoutant Danton, oublient qu’ils ont eux-mêmes porté contre le tribun les accusations de corruption, et qu’ils en ont fait souvent un « suspect », voire un agent du ci-devant duc d’Orléans, grand comploteur, grand distributeur de fonds secrets.
À la tribune des Jacobins, on applaudit Danton.
« Tu as sauvé hier la République dans la Convention », lui lance le député Bourdon de l’Oise, ancien procureur au Parlement de Paris, qui a usurpé son siège à la Convention en utilisant une homonymie.
Ce Bourdon de l’Oise, laudateur de Danton ce soir-là, joint selon Robespierre « la perfidie à la fureur ».
Mais en ce mois de juin 1793, Robespierre n’a pas la voix assez forte pour se faire entendre.
Lui aussi, comme Marat et Danton, hésite.
Tous trois pressentent que la Révolution, en décrétant l’arrestation des députés girondins qui furent leurs « frères » en 1789, vient de franchir une étape.
Et Marat, Danton, Robespierre marquent, durant quelques semaines, le pas.
« Robespierre, note Marat le 19 juin, est si peu fait pour être un chef de parti qu’il évite tout groupe où il y a du tumulte et qu’il pâlit à la vue d’un sabre. »
Et Maximilien, qui a la vanité d’un écorché vif, toujours prêt à soupçonner ceux qui le critiquent, se raidit, hautain, méprisant, passant de l’accusation à la confession, et du désir de vaincre à celui de se retirer.
Le 12 juin, il parle devant les Jacobins médusés, atterrés.
« Je n’ai plus la vigueur nécessaire pour combattre l’aristocratie », commence-t-il.
Après un moment de stupeur les Jacobins protestent, mais d’un mouvement de tête Maximilien impose le silence, reprend :
« Épuisé par quatre années de travaux pénibles et infructueux… »
Les Jacobins se récrient.
« Infructueux ? »
Depuis la réunion des États généraux en mai 1789, rien n’aurait-il donc changé ?
Robespierre parle comme Jacques Roux et Marat !
« Je sens, poursuit Maximilien, que mes facultés physiques et morales ne sont point au niveau d’une grande révolution et je déclare que je donnerai ma démission. »
La voix de l’incorruptible s’est affaiblie, le discours devenant un aveu.
Mais quand les Jacobins, debout, crient qu’ils n’acceptent pas que Robespierre quitte la place, qu’ils lui donneront par leur soutien, leur énergie, la force de continuer son combat indispensable à la patrie, Robespierre se redresse :
« Nous avons, dit-il, deux écueils à redouter, le découragement et la présomption. »
On sait que son moment de faiblesse est déjà oublié, qu’il n’a peut-être été qu’une mise en scène pour s’assurer de la fidélité des Jacobins, les entraîner dans le combat contre les aristocrates, les Vendéens, les Girondins et aussi ces Enragés qui détournent le peuple des justes causes, et ce prêtre, Jacques Roux, « cet homme qui ose répéter les injures prétendues patriotiques ».
Jacques Roux, dit Robespierre, n’est comme Brissot qu’un agent de Pitt et de Cobourg, un allié, un stipendié de l’Angleterre, des princes allemands et des émigrés.
Il faut faire confiance, ajoute Maximilien, aux « vieux athlètes de la liberté », les Montagnards. Et, accompagné d’Hébert et de Collot d’Herbois, il se rend le 30 juin 1793 au club des
Cordeliers, et il obtient que Jacques Roux en soit exclu, et Varlet, suspendu !
« Il faut une volonté une », dit Robespierre. C’est à lui de la forger.
Déjà, il fait entrer au Comité de salut public Couthon et Saint-Just, ses proches, et lui-même envisage de s’y présenter.
Car le Comité de salut public doit être le cœur de l’action de la Convention, l’expression de la volonté révolutionnaire, le glaive de la patrie.
Et les patriotes modérés, réservés, inquiets, souhaitent que l’on défende la nation.
« Je suis désolé de notre situation intérieure, écrit Ruault. On dit que les Girondins veulent se rassembler au centre de la France, à Bourges, et y créer une autre Convention ! Ce serait le comble de nos malheurs s’ils en venaient à bout…
« Faudrait-il donc que la France se déchire et périsse parce que trente individus qui ont voulu la bouleverser ont changé de place, ont été mis dehors de l’Assemblée des représentants du peuple ?
« Les journées du 31 mai et du 2 juin mettent en état de révolte ou d’insurrection des villes, des départements mal instruits du fond des choses. Elles ne sont pas légales, on le sait ! Mais y a-t-il quelque action légale en révolution ? »