Puis la plume l’entraîne, il écrit, vite, une vingtaine de pages, qu’il intitule : Le Souper de Beaucaire, dialogue entre un militaire de l’armée de Carteaux, un Marseillais, un Nîmois et un fabricant de Montpellier…
« Ne sentez-vous pas que c’est un combat à mort que celui des patriotes et des despotes ? » dit le militaire à ses commensaux.
Et Bonaparte qui lui prête sa voix poursuit :
« Le centre d’unité est la Convention, c’est le vrai souverain, surtout lorsque le peuple se trouve partagé. »
6.
En cette fin juillet 1793, alors que le capitaine d’artillerie Napoléon Bonaparte écrit comme pourrait le faire un Jacobin, un Montagnard, que la Convention doit être « le vrai souverain » de la nation, c’est Danton qui préside l’Assemblée.
Il ne fait plus partie du Comité de salut public – « Comité de perte publique », disent les Enragés, reprenant les termes de Marat – mais il a été élu le 25 juillet, et pour une durée de quinze jours, à la présidence de la Convention.
Il gesticule, il tonitrue, il soulève l’enthousiasme des députés, il dénonce l’Angleterre, dont une lettre saisie vient de relever les intentions et les procédés.
Le Premier Ministre Pitt veut détruire la Révolution, mais pas seulement par les victoires militaires. Si l’armée du duc d’York marche vers Dunkerque, si la flotte de l’amiral Hood croise dans la rade de Toulon, il compte sur l’action souterraine, la dépréciation des assignats, l’incendie des récoltes, les assassinats de patriotes, l’accaparement des denrées afin de créer la disette, d’entretenir la peur et de susciter la révolte, en soudoyant des patriotes d’un jour, ces Enragés qui « veulent perdre dans le peuple ses plus anciens amis », commente Robespierre.
« C’est une guerre d’assassins », s’écrie Couthon en brandissant à la tribune de la Convention la lettre anglaise.
Danton rugit, se levant de son fauteuil de président :
« Soyons terribles, faisons la guerre en lions ! » lance-t-il.
Et Maximilien, membre depuis quelques jours du Comité de salut public, dénonce de sa voix aiguë « deux hommes salariés par les ennemis du peuple… Le premier est un prêtre qui a voulu faire assassiner les marchands, les boutiquiers parce que, disait-il, ils vendaient trop cher. »
C’est Jacques Roux, dont Robespierre obtiendra qu’il soit emprisonné, le 22 août.
L’autre, Théophile Leclerc, « ci-devant, fils d’un noble », « est un jeune homme qui prouve que la corruption peut entrer dans un jeune cœur. Il a des apparences séduisantes, un talent séducteur, mais lui et Jacques Roux sont deux intrigants, deux émissaires de Coblence ou de Pitt. »
Et Leclerc l’Enragé sera lui aussi arrêté.
Point d’hésitation. Danton répète : « Guerre de lions, contre guerre d’assassins. »
Et Robespierre l’approuve, le défend contre ceux qui, comme Hébert, comme les Enragés, l’accusent de corruption, reprenant les termes mêmes des attaques que les Girondins avaient lancées contre le tribun.
Mais les députés girondins sont réduits au silence.
Ils sont désormais cinquante-cinq – et non plus trente ! – à être proscrits, décrétés hors la loi.
Dans les départements, à Bordeaux, à Marseille, à Toulon, les royalistes ont pris la tête de la résistance, compromettant définitivement les Girondins.
Et la Convention fait tomber le couperet du décret qui punit de mort les accapareurs, les traîtres, les hors-la-loi, les étrangers non régulièrement enregistrés. On confisque les biens des suspects, on annonce même que pour le premier anniversaire, le 10 août 1793, de la chute des Tuileries et de la royauté, les symboles de la monarchie et de la féodalité seront détruits. Et il en est décidé ainsi pour les archives ou les tombeaux des rois à Saint-Denis !
On ferme les barrières de Paris.
Le 2 août, on cerne les théâtres, et on rafle plusieurs centaines de jeunes gens, arrêtés comme aristocrates.
Danton, de sa forte voix, incite à la répression.
Il a écarté d’un roulement des épaules et d’un mouvement de tête les accusations de corruption.
« Ce n’est pas être un homme public que de craindre la calomnie », dit-il.
Il rappelle qu’en 1792, il a fait « marcher la nation vers les frontières ».
« Je me dis : qu’on me calomnie ! Je le prévois ! Il ne m’importe ! Dût mon nom être flétri, je sauverai la liberté ! »
Lui aussi, comme Bonaparte, cet officier inconnu qui vient d’écrire Le Souper de Beaucaire, il est pour la concentration des pouvoirs, et il propose la création d’un gouvernement provisoire, qui soutiendrait l’« énergie nationale » et qui serait en fait le Comité de salut public, doté de cinquante millions.
« Une immense prodigalité pour la cause de la liberté est un placement à usure », affirme-t-il.
Il sait que, dès qu’il a prononcé ces mots, les soupçons de corruption se sont de nouveau levés.
Il les écarte, annonçant qu’il ne fera partie d’aucun Comité : « J’en jure pour la liberté de ma patrie. »
Il incite à la vigilance, à la terreur.
« Nous avons dans la France une foule de traîtres à découvrir et à déjouer… Pas d’amnistie à aucun traître ! L’homme juste ne fait point de grâce au méchant ! Je demande donc qu’on mette en état d’arrestation tous les hommes vraiment suspects. »
Peine de mort contre les soldats qui déserteraient et soutien à la proposition de levée en masse, déposée devant la Convention, votée le 23 août, qui est une véritable « réquisition » de tous les hommes de dix-huit à vingt-cinq ans, afin de constituer, par l’amalgame de ces recrues et des bataillons de volontaires, une armée de près de sept cent mille hommes.
Mais c’est toute la nation qu’il faut « soulever ».
C’est Barère, rapporteur du Comité de salut public, qui, suscitant l’enthousiasme de la Convention, dresse le plan de cette mobilisation patriotique, qui accompagne les mesures de répression évoquées par Danton et votées par la Convention : « Les Français sont en réquisition permanente pour le service des armées, expose Barère. Les jeunes gens iront au combat. Les hommes mariés forgeront les armes et transporteront les subsistances. Les femmes feront des tentes, des habits, et serviront dans les hôpitaux. Les enfants mettront le vieux linge en charpie. Les vieillards se feront transporter sur les places publiques pour exciter le courage des guerriers, prêcher la haine des rois et l’unité de la République. La levée sera générale. Les citoyens non mariés ou veufs de dix-huit à vingt-cinq ans marcheront les premiers. Le bataillon qui sera organisé dans chaque district sera réuni sous une bannière portant cette inscription : Le peuple français debout contre les tyrans. » Et Danton en ce mois d’août 1793, où chaque patriote sent que le sort de la nation et de la République est en question, a ajouté : « L’enfant du peuple sera élevé aux dépens du superflu des hommes à fortunes scandaleuses… Quand vous semez dans le vaste champ de la République, vous ne devez pas compter le prix de la semence ! Après le pain, l’éducation est le premier besoin du peuple ! Mon fils ne m’appartient pas, il est à la République. »
Ce don de soi et des siens à la patrie, on le chante en reprenant le refrain :
Mourir pour la patrie
Est le sort le plus beau
Le plus digne d’envie.
On l’exalte, en rapportant le sacrifice du jeune Avignonnais Joseph Agricol Viala, commandant d’une petite garde municipale, Espérance de la patrie, tué sur les bords de la Durance en tranchant, sous le feu des royalistes, les câbles du bac qui aurait permis à ces aristocrates, à ces Girondins – les uns valent les autres, dit-on ! – de franchir le fleuve, alors qu’ils contrôlent les villages du Var, Toulon, et jusqu’au 25 août Marseille. L’armée du général Carteaux réussissant à reprendre la ville, ce jour-là. Et les représentants en mission, Barras et Fréron, entrent alors dans fa cité phocéenne et commencent… à la « terroriser », à la piller, à la rançonner, Barras exigeant que chaque famille aisée donne deux chemises, pour subvenir aux besoins des troupes.