Et un proche d’Hébert, Vincent, l’un des principaux orateurs du club des Cordeliers, chef de bureau au ministère de la Guerre, ajoute à la liste des traîtres qui mettront « la tête à la fenêtre » le nom de Danton.
« Cet homme sans cesse nous vante son patriotisme mais nous ne serons jamais dupes de sa conduite. »
Qui n’est pas suspect aux yeux des sans-culottes conduits par les Enragés et les « hébertistes » ?
Et ils ne se contentent pas de ces mesures que la Convention, cédant à leur pression, à leur présence, à leurs cris, à leurs menaces, vient de leur accorder : la rétribution, à raison de trois francs par jour, des membres des Comités révolutionnaires, et l’épuration de ces Comités afin qu’ils arrêtent sans délai les suspects ; la création d’une armée révolutionnaire de six mille hommes et douze cents canonniers ou cavaliers pour « assurer les subsistances de Paris, et épouvanter l’ennemi intérieur » qui pourrait être tenté de faire un coup de force sur la ville.
Et la Convention décrète le maximum général des salaires et des prix des denrées.
Car la disette n’a pas cessé de serrer les plus pauvres à la gorge.
« L’affluence aux portes des boulangeries est toujours la même. Elles sont assiégées nuit et jour. Tout s’y est néanmoins passé aujourd’hui un peu plus paisiblement qu’hier à quelques coups de poing près donnés par-ci par-là et fidèlement rendus. On y a même volé quelques pendants d’oreilles, mais enfin personne n’a été ni tué, ni estropié et chacun a eu du pain tant bon que mauvais… »
Mais cela ne suffit pas aux « sectionnaires » enragés. Il faut, exigent-ils, frapper les suspects.
Ils s’indignent. Pendant ces quatre mois de l’été 1793, de juin à septembre, le Tribunal révolutionnaire n’a jugé que deux cent deux accusés, dont cent trente-neuf ont été acquittés ! Il faut remplir les prisons si l’on veut mettre « les têtes à la fenêtre » de la Sainte Guillotine. Elle ne doit pas rester ses bras de bois vides, comme un arbre sans fruit planté place de la Révolution.
Enfin, capitulant devant les revendications des sans-culottes, le 17 septembre, la Convention vote la loi des suspects.
Maintenant que le couperet de cette loi est tombé, plus aucun citoyen n’est en « sûreté ».
Chacun le sait, le sent, le voit. On peut sur un soupçon, une dénonciation, devenir un suspect, car la loi est si générale dans ses termes que l’envieux, le jaloux, le voisin mécontent, peut vous faire basculer dans la catégorie des « gens réputés suspects ».
Ce sont, dit la loi, « ceux qui soit par leur conduite, soit par leurs relations, soit par leurs propos ou par leurs écrits se sont montrés partisans de la tyrannie, du fédéralisme et ennemis de la liberté ».
Ce sont « ceux qui n’auraient pas justifié de l’acquit de leurs devoirs civiques ou obtenu leurs certificats de civisme ».
Ce sont « ceux des ci-devant nobles, ensemble les maris, femmes, pères, mères, fils ou filles, frères ou sœurs et agents d’émigrés qui n’ont pas constamment manifesté leur attachement à la Révolution ».
Ce sont « tous les émigrés à dater du 1er juillet 1789 »…
Et ce sont les comités de surveillance qui « sont chargés de dresser, chacun dans son arrondissement, la liste des gens suspects, de décerner contre eux les mandats d’arrêt et de faire apposer les scellés sur leurs papiers ».
Où sont les juges, les tribunaux impartiaux ?
Il faut devenir gris, invisible, se faire oublier, et cela ne suffit pas. Il faut manifester son adhésion à cette loi, à tout ce que les comités de surveillance décident.
Et puisque le 21 septembre la Convention a décidé que toutes les femmes devront porter la cocarde tricolore, il faudra l’arborer.
« Hier et avant-hier il y a eu quelques démêlés au sujet de l’arrêté qui ordonne aux femmes de porter la cocarde. Dans quelques quartiers celles qui n’y avaient pas encore obéi ont été honnies, décoiffées, fouettées, etc. Les citoyennes s’empressent de se décorer de ce signe sacré de liberté, et nous ne doutons pas que l’ingénieuse élégance de nos petites maîtresses n’en fasse bientôt un objet de coquetterie. »
Des rixes se produisent entre femmes.
« Les femmes des sociétés révolutionnaires voulaient forcer toutes les femmes de Paris à porter des bonnets rouges, après cela, des habits de laine. Les femmes de la Halle s’y sont opposées et il y a eu des batteries sérieuses entre elles… Les femmes de la Huile ont demandé que tous les clubs de femmes soient supprimés… Le mercredi 30 octobre, l’Assemblée a décrété et il est défendu aux femmes de s’assembler en sociétés populaires sous quelque dénomination que ce soit. Ainsi voilà les clubs de femmes supprimés. »
Les députés ont décidé. Et ils vont débattre de cette affaire de cocarde.
L’un dit que toute femme qui ne la porte pas doit être traitée en contre-révolutionnaire, et donc en suspecte.
L’autre fait remarquer qu’une femme peut avoir perdu sa cocarde ou oublié d’en mettre une, « ce n’est pas là un crime ! ». Mais il y a des femmes royalistes, « cette branche de contre-révolutionnaires peut beaucoup sur l’opinion ». Il faut « l’atteindre ».
Alors on vote : la première fois qu’une femme sera trouvée sans cocarde, elle sera punie de huit jours de clôture ; la seconde fois, regardée comme suspecte et enfermée jusqu’à la paix.
Ainsi la peur de devenir suspect taraude la plupart des citoyens. On tente de devancer les soupçons en se montrant plus patriote encore que les sectionnaires.
Les artistes de l’Opéra s’en vont quérir le commissaire de police, « indignés de ce qu’il existe encore dans leurs archives des objets ayant trait à la royauté et au régime féodal. Ils ont brûlé en face de la salle de l’Opéra une immense quantité de papiers, parmi lesquels étaient les règlements de ce spectacle intitulé : “Académie royale de musique” »…
Et sur la place de Grève, quelques jours plus tard, on a brûlé la garde-robe de Louis Capet, consistant en un chapeau, plusieurs habits, redingotes, vestes et culottes de diverses étoffes. Les chemises ont été conservées : on a seulement ôté la marque.
Et c’est avec une détermination sombre, qu’on allume ici et là des brasiers pour y brûler des archives qui rappellent que durant des siècles la France fut un royaume.
Et on brise les statues des rois.
On va chercher au plus profond de la terre et de la mémoire, afin de les extirper, de les détruire, les reliques des souverains.
On se rend à l’abbaye de Saint-Denis, et dans les églises, « sous prétexte d’avoir du plomb pour les armées, écrit le libraire Ruault, on a exhumé tous les cadavres déposés dans les caveaux des églises. Mais c’était pour qu’il ne reste rien de noble en France, pas même la poussière de ces morts.
« On a creusé à Saint-Denis une grande fosse dans laquelle on a jeté pêle-mêle tous les ossements des rois, des princes, des princesses, etc., depuis le roi Dagobert et Mathilde sa femme qui vivaient au VIIe siècle, jusqu’à Louis XV et les enfants du comte d’Artois. Le procès-verbal de la municipalité de Saint-Denis en fait foi… »
Ruault a refusé de le publier dans Le Moniteur.
Il est à la fois accablé et terrorisé.
« La Révolution trouble la paix des morts et les poursuit jusqu’au fond de leurs tombeaux… Elle porte avec elle ce triste intérêt de la destruction absolue de ce qui a existé de plus grand en France pendant onze siècles.
« Tous ces monuments de la grandeur et de la vanité humaine ont été détruits, brûlés dans la chaux…
« Quel triste temps que celui où les vivants et les morts sont également persécutés pour des votes et des opinions. »