Les « noyades » se multiplient. On coule les pontons sur lesquels on entasse prêtres réfractaires, prisonniers qu’on appelle « brigands ». Et on dénombre au moins cinq mille victimes.
Et la rumeur se répand de supplices atroces, de femmes fondues vives pour en tirer une graisse médicinale, de peau des victimes tannée comme du cuir, de mariages républicains, consistant à noyer un couple, attachés nus l’un à l’autre et jetés dans la Loire.
On extermine dans cette guerre impitoyable.
Et le général Marceau lui-même qui a sauvé une jeune femme, Angélique des Melliers, et lui a fourni une attestation censée la protéger, ne peut empêcher qu’elle soit guillotinée.
Et la guerre n’est pas terminée.
Carrier rappelé à Paris, la Terreur est appliquée par le général Turreau de Linières, qui remplace Marceau. Il crée douze « colonnes infernales » qui font de cette Vendée « un monceau de cendres arrosé de sang ».
Aux Lucs-sur-Boulogne, les Bleus du général Cordellier massacrent au moins cinq cents personnes dont plus de cent enfants.
Peut-être cent vingt mille morts sont-ils tombés dans cette guerre atroce, dont à Paris on ne soupçonne pas la cruauté. D’ailleurs on veut vaincre à tout prix même en décimant le peuple.
Danton et Camille Desmoulins, sans connaître les détails de cet « égorgement » d’une population, d’une province, ont l’intuition qu’il faut en finir avec la Terreur.
À la tribune de la Convention, Danton déclare :
« Il est un terme à tout. Je demande qu’on pose la barrière… Le peuple veut et il a raison que la Terreur soit à l’ordre du jour mais il ne veut pas que celui qui n’a pas reçu de la nature une grande force d’énergie, non, le peuple ne veut pas qu’il tremble… Nous n’avons pas voulu anéantir le règne de la superstition pour établir le règne de l’athéisme. »
Mais Danton mesure aussitôt la réprobation, la haine que ces propos, cette « indulgence » qu’il suggère prudemment encore, suscitent.
Au club des Jacobins, le 13 frimaire (3 décembre), ceux qui vénèrent Marat, invoquent les vertus et les actions de l’Ami du peuple, les partisans d’Hébert, et ceux, plus dissimulés, des
Enragés, l’attaquent avec violence. Ils se sentent stigmatisés par Danton, qui vient d’ajouter :
« Tout homme qui se fait ultra-révolutionnaire donnera des résultats aussi dangereux que pourrait le faire le contre-révolutionnaire décidé. »
Et entre les deux groupes il y a les « bons révolutionnaires », dont Danton se réclame.
Danton imagine ainsi satisfaire Robespierre, sans se rendre compte que pour l’incorruptible, il y a, outre les ultra-révolutionnaires, et les contre-révolutionnaires, les « contre-révolutionnaires » ou Modérés et Indulgents, dans lesquels Maximilien classe Danton et Desmoulins, alors que lui-même et les membres des Comités sont les « purs » révolutionnaires. Et bientôt ces « purs » devront « épurer » tous les autres, les Indulgents confondus avec les ultras !
Mais pour l’heure, Danton répond avec vigueur à ceux des hébertistes qui l’attaquent, écrasant de sa forte voix les murmures et les huées :
« Ai-je donc perdu ces traits qui caractérisent la figure d’un homme libre ? crie-t-il. Ne suis-je plus ce même homme qui s’est trouvé à vos côtés dans les moments de crise ? »
On tente de l’interrompre.
On l’accuse de corruption, d’amitié avec ces conventionnels compromis dans les « affaires », où ils côtoient des « aristocrates » suspects, comme le baron de Batz.
Celui-ci, le jour de l’exécution de Louis XVI, a tenté de soulever la foule tout au long du trajet du condamné vers la place de la Révolution.
Il y a aussi dans l’entourage de Danton ces étrangers de plus en plus suspects, Anacharsis Cloots ou le Belge Proly.
Et que dire de Fabre d’Églantine, si proche de Danton, et qui serait un « tripoteur » mêlé lui aussi à ces trafics ? À ce que Fabre, imprudemment, a appelé une « conspiration de l’étranger ».
On a l’impression que Danton est englué dans ce marécage et que lorsqu’il réclame l’indulgence, qu’il demande qu’on « économise le sang », qu’on « pose la barrière », c’est pour lui et ses amis qu’il souhaite la clémence.
Alors il élève encore la voix :
« Vous serez étonné quand je vous ferai connaître ma vie privée. »
Il n’a pas de fortune colossale, clame-t-il.
« Je défie les malveillants de fournir contre moi la preuve d’aucun crime ! Tous leurs efforts ne pourront m’ébranler ! Je veux rester debout avec le peuple ! Vous me jugerez en sa présence !
« Je ne déchirerai pas plus la page de mon histoire que vous ne déchirerez les pages de la vôtre, qui doivent immortaliser les fastes de la liberté ! »
Il s’époumone mais il sent qu’il ne convainc pas. Les hébertistes continuent de le huer et de ricaner.
Les citoyens entassés dans les tribunes ne l’applaudissent pas. Danton s’irrite, parle si vite que les secrétaires qui prennent en note son discours ne peuvent le suivre.
Et tout à coup, Robespierre se lève.
Maximilien, la chevelure poudrée soigneusement peignée, tirée en arrière, porte une veste brune à revers blancs rayés de rouge, le cou serré par le nœud bouffant d’une cravate de dentelle blanche.
Maximilien Robespierre commence à parler d’une voix détachée, où pointent l’ironie, la condescendance, et même le fiel :
« Je me trompe peut-être sur Danton, mais vu dans sa famille, il ne mérite que des éloges… »
Puis il dresse la liste des erreurs de Danton à propos de Dumouriez, de Brissot, des « affaires ».
L’acte d’accusation est ainsi tapi derrière l’apparente solidarité.
Car tout cela, ajoute Maximilien, ne fait pas de Danton un traître. Il a servi avec zèle la patrie.
Puis l’incorruptible se tourne vers Danton :
« Danton, ne sais-tu pas que plus un homme a de courage et de patriotisme, plus les ennemis de la chose publique s’attachent à sa perte ? Danton veut qu’on le juge ? Il a raison ! Qu’on me juge aussi. Qu’ils se présentent, ces hommes qui sont plus patriotes que nous ! Que ceux qui ont quelque reproche à lui faire demandent la parole ! »
Personne ne bouge.
« Je demande à ces bons patriotes de ne plus souffrir qu’on dénigre Danton », conclut Robespierre.
Et le sang des hommes continue à couler.
Dans les rues et sur les places de Commune-Affranchie – la ci-devant Lyon –, de Bec-d’Ambès, la ci-devant Bordeaux.
Et l’« indulgence » prônée par Danton ne rencontre aucun écho chez Saint-Just, Couthon, Collot d’Herbois, et autres membres du Comité de salut public, ou du Comité de sûreté générale chargé de la police générale de l’intérieur.
Le gouvernement révolutionnaire, dit Saint-Just, « n’est autre chose que la justice favorable au peuple et terrible à ses ennemis !
« Celui qui s’est montré l’ennemi de son pays ne peut y être propriétaire. Celui-là seul a des droits dans notre patrie qui a coopéré à l’affranchir. »
Selon Couthon, « l’indulgence serait atroce et la clémence parricide ». Il faut une « police sévère, ajoute Saint-Just. Ce qui constitue la République c’est la destruction totale de ce qui lui est opposé. »
Et Robespierre se place uniquement du point de vue de l’utilité lorsqu’il dit :
« La punition de cent coupables obscurs et subalternes est moins utile à la liberté que le supplice d’un chef de conspiration. »
On pousse vers le couperet la comtesse du Barry, la dernière maîtresse de Louis XV.