C’est ce qu’écrit Camille Desmoulins dans le nouveau journal qu’il lance et qu’il intitule Le Vieux Cordelier.
N’est-il pas, lui, l’un des plus anciens patriotes ? N’a-t-il pas tant de fois pris la parole, agrippé aux grilles des jardins du Palais-Royal, appelé à l’insurrection dès 1789 ?
N’est-il pas temps, répète-t-il au cours de ce mois de décembre 1793, de mettre en œuvre la Liberté, au lieu d’en renvoyer l’usage à plus tard, et de continuer à suspecter, à réprimer, à tuer ?
Il ose écrire :
« Ouvrez les prisons à ces deux cent mille citoyens que vous appelez suspects, car dans la Déclaration des droits il n’y a point de maisons de suspicion, il n’y a que des maisons d’arrêt. Le soupçon n’a point de prison mais l’accusateur public… Vous voulez exterminer tous vos ennemis par la guillotine ! Mais y eut-il jamais plus grande folie ? »
Il faut du courage, de la témérité même, pour affronter la meute des hébertistes, enragés car la Convention a décrété d’arrestation deux d’entre eux, le général Ronsin et Vincent, du ministère de la Guerre. Et depuis, les « ultra-révolutionnaires » réclament leur libération, s’en prennent à ce Desmoulins qui n’est que la plume de Danton.
« Ce n’est qu’un bourriquet à longues oreilles, il paraît, foutu ! qu’il veut gagner son avoine… C’est un misérable intrigateur, un fripon, un faux patriote… Il y a gros que Milord Pitt est encore derrière la toile. Patience, avec le temps tous les brouillards de la Tamise se dissiperont et nous verrons à nu tous les personnages, foutre ! »
Mais Desmoulins s’obstine.
« Que les imbéciles et les fripons m’appellent modéré s’ils le veulent. Je ne rougis point de n’être pas plus enragé que Brutus qui conseillait à Cicéron d’en finir avec les guerres civiles… »
Desmoulins propose de créer un Comité de clémence.
Il en appelle à Robespierre, dont le choix, entre ultra-révolutionnaires et Indulgents, va être décisif.
Desmoulins supplie, espère. Des hébertistes n’ont-ils pas été arrêtés ?
« Ô mon cher Robespierre, ô mon vieux camarade de collège, écrit-il dans Le Vieux Cordelier, souviens-toi de ces leçons de l’histoire et de la philosophie : que l’amour est plus fort, plus durable que la crainte…
« Et pourquoi la clémence serait-elle devenue un crime dans la République ? »
Maximilien Robespierre observe, juge avec la condescendance d’un maître impartial, qu’on sent prêt à tout instant à réviser son jugement.
« Il faut considérer avec Camille Desmoulins ses vertus et ses faiblesses. Quelquefois faible et confiant, souvent courageux et toujours républicain… J’engage Camille Desmoulins à poursuivre sa carrière mais à n’être plus aussi versatile… »
Et Robespierre lit les rapports des observateurs de police du Comité de sûreté générale qui indiquent que, parmi les sans-culottes parisiens « l’on n’est pas du tout content de Robespierre, sur la faveur qu’il accorde à Camille Desmoulins. On demande où est son impartialité dont il a toujours fait profession… »
Maximilien est inquiet. Il ne veut pas que le pouvoir qu’il exerce au sein du Comité de salut public, que la magistrature morale qui est la sienne, sa « vertu », soient mis en cause.
Et il doit tenir compte de l’influence de ces « ultras ».
Le 21 décembre, 1er nivôse, Collot d’Herbois rentre de Lyon où avec Fouché il a organisé la Terreur.
Collot offre à la Commune de Paris la tête de Chalier, le maire jacobin décapité par les Girondins et les royalistes au temps où la ville était la ci-devant Lyon, et non encore Commune-Affranchie. On porte comme une relique la tête de Chalier jusqu’à la Convention.
Comme Marat, comme Joseph Bara, comme Viala, comme Le Peletier de Saint-Fargeau, Chalier est un martyr de la Liberté.
Imagine-t-on, interroge Collot d’Herbois, le désespoir des patriotes lyonnais, de purs sans-culottes, quand on leur annonce la création d’un Comité de clémence, puis l’arrestation du général Ronsin, de Vincent ?
L’un de ces patriotes a choisi de mettre fin à ses jours !
« On veut modérer le mouvement révolutionnaire, s’écrie Collot d’Herbois. Eh, dirige-t-on une tempête ? Eh bien ! La Révolution en est une. On ne peut, on ne doit point en arrêter les élans. »
Robespierre doit réagir. Il monte à la tribune des Jacobins le 25 décembre 1793 (5 nivôse an II).
« Le gouvernement révolutionnaire, dit-il, doit voguer entre deux écueils, la faiblesse et la témérité, le modérantisme et l’excès ; le modérantisme qui est à la modération ce que l’impuissance est à la chasteté et l’excès qui ressemble à l’énergie comme l’hydropisie à la santé. »
Et il frappe, sur l’un et l’autre « écueils » : « les bonnets rouges sont plus voisins des talons rouges qu’on ne pourrait le penser ».
Il dénonce ces « barons démocrates frères des marquis de Coblence ».
« Le fanatique couvert de scapulaires et le fanatique qui prêche l’athéisme ont beaucoup de rapports. »
Voilà pour les ultra-révolutionnaires.
Et voici pour les Indulgents, ces « citra-révolutionnaires ».
« S’il fallait choisir entre un excès de ferveur patriotique ou le marasme du modérantisme, il n’y aurait pas à balancer… Gardons-nous de tuer le patriotisme en voulant le guérir. »
Et la menace vient :
« Le gouvernement révolutionnaire doit aux bons citoyens la protection nationale ; il ne doit aux ennemis du peuple que la mort. »
Les ultras, ou les Indulgents ?
10.
Mais qu’est-ce qu’un « ennemi du peuple » dans ce Paris de l’hiver 1794, ces mois de nivôse, pluviôse de l’an II de la République, quand les citoyens les plus pauvres – la majeure partie de la population – sont tenaillés par la faim ?
Le pain est cher, rare. Mais ce sont toutes les « subsistances » qui manquent. Et les lois sur le maximum des prix des denrées sont inefficaces.
Les violences se multiplient. Flambées de colère sur fond de désespoir.
On pille les boulangeries. Des femmes crient. On proteste contre l’inégalité, car les boutiques de luxe sont bien fournies.
Un informateur de police au service du Comité de sûreté générale écrit :
« Partout on ne fait que parler de la misère qui nous menace ; la guillotine n’est point à craindre à présent : pour mourir de faim autant vaut la guillotine ! »
Les assemblées populaires sont tumultueuses.
Les « ultra-révolutionnaires » dominent le club des Cordeliers.
On y acclame Momoro, un « vrai » patriote. Libraire-éditeur, il s’est engagé l’un des premiers dans la lutte contre le « despotisme ». Il est devenu « le premier imprimeur de la liberté ». Et il réalise, à bon prix, les travaux d’impression de la Commune de Paris.
Il a été de toutes les journées révolutionnaires et c’est lui qui, dès 1791, a inventé la devise de la République : « Liberté, Egalité, Fraternité ».
Il a obtenu de Pache, le maire de Paris, qu’elle soit inscrite sur les façades de tous les édifices publics.
On l’écoute lorsqu’il invoque l’égalité, et clame qu’il faut appliquer la « main chaude » sur la nuque de tous les riches.
Il a à ses côtés Hébert et ces Cordeliers qui ont pris la succession des Enragés.
Le Comité de sûreté générale a sévi contre ces derniers.
Jacques Roux, leur meneur, est emprisonné et, désespéré, a déjà tenté de se suicider.
« Je méprise la vie, a-t-il dit. Un sort heureux est réservé aux amis de la liberté dans la vie future. »