Выбрать главу

Et l’informateur de police signale qu’on entend parfois rappeler la phrase lancée par Manon Roland :

« Il est venu le temps prédit où le peuple demandant du pain, on lui donne des cadavres. »

Alors les Cordeliers sont écoutés quand ils réclament la mise en liberté du général Ronsin, de Vincent, toujours emprisonnés, parce qu’ils seraient des « ultras », des « patriotes exagérés », hostiles à la politique du Comité de salut public et du Comité de sûreté générale.

Un « ennemi du peuple », n’est-ce pas celui qui conteste la politique du gouvernement révolutionnaire ?

Maximilien Robespierre qui l’anime se sent visé quand Hébert attaque « ceux qui, avides de pouvoirs qu’ils accumulent, mais toujours insatiables, ont inventé et répètent pompeusement dans le grand discours le mot “ultra-révolutionnaire” pour détruire les amis du peuple qui surveillent leurs complots ».

Maximilien est encore plus blessé par les propos de Momoro qui dénonce :

« Tous ces hommes usés en république, ces jambes cassées en révolution qui nous traitent d’exagérés parce que nous sommes patriotes et qu’ils ne veulent plus l’être. »

Lui, Maximilien, une « jambe cassée en révolution » ?

Il est abattu, épuisé, avec au cœur un sentiment d’amertume, d’impuissance et de désespoir.

Il écrit ces vers :

Le seul tourment du juste à son heure dernière

Et le seul dont alors je serai déchiré

C’est de voir en mourant la pâle et sombre vie

Distiller sur mon front l’opprobre et l’infamie

De mourir pour le peuple et d’en être abhorré.

Mais au-delà de sa personne, atteinte, rongée par la fatigue, c’est le sort de la Révolution qui lui semble remis en question par ces Cordeliers, ces « ultras », ces Exagérés qu’Hébert entraîne, excite, lorsqu’il écrit dans Le Père Duchesne :

« Millions de foutre, mon sang bouillonne de voir le peuple ballotté par les fripons et les traîtres ! Ça finira, foutre !

« Le sans-culotte a ébranlé tous les trônes des despotes et les marchands nous feraient la loi… ?

« Que l’on commence donc par balayer toutes les autorités constituées, qu’on fasse sortir le restant des immondices de l’ancien régime.

« Pour tuer d’un seul coup l’aristocratie fermière et marchande, que l’on divise toutes les grandes terres en petites métairies…

« Voilà, foutre, le seul moyen de rogner les ongles des gros fermiers et de réprimer leur aristocratie…

« Tremblez, sangsues du peuple, sa hache est levée pour vous frapper ! Il suffit de sa volonté pour vous réduire en poudre. Le jour de la vengeance est arrivé, elle sera terrible, foutre ! »

Il faut agir contre ces « ultras » dont les informateurs assurent qu’ils préparent une « sainte insurrection », qu’ils veulent « épurer » la Convention, qu’ils jugent que les pouvoirs sont infestés par les « nouveaux Girondins, brissotins qui se sont installés sur la Montagne, mais qui ne sont que des Indulgents ».

Robespierre hésite.

Et les patriotes se divisent.

Les plus modérés soutiennent Danton et Camille Desmoulins, lisent Le Vieux Cordelier, le journal de Desmoulins.

Ils ont été bouleversés par l’exécution des députés girondins, par ce sang répandu.

Ils sont effrayés par les propos des Cordeliers, des sans-culottes qui disent que « tant qu’on ne guillotinera pas quelqu’un, cela ne finira pas ».

Et Hébert et les Cordeliers s’indignent de l’attitude de Robespierre à l’égard des Indulgents, et en particulier de Camille Desmoulins, son condisciple du collège Louis-le-Grand, son ami dont il fut le témoin à son mariage avec Lucile. Et Maximilien, dit-on, pensa à épouser la sœur de Lucile.

« Apprends, Camille, lui a-t-il dit, que si tu n’étais pas Camille on ne pourrait avoir autant d’indulgence pour toi. »

Et à la tribune des Jacobins, Robespierre, brandissant les numéros du Vieux Cordelier, a ajouté que l’on ne pouvait avoir que « du mépris pour les blasphèmes que contiennent ces numéros ».

Mais, protecteur et hautain, il a poursuivi : « Desmoulins n’est qu’un enfant étourdi, dont il faut exiger qu’il prouve son repentir de toutes ces étourderies en quittant ces compagnies qui l’ont perdu. »

Qui vise Robespierre ? Danton ? Fabre d’Églantine ce corrompu, ce fripon, qu’on ne voit jamais « que la lorgnette à la main et qui sait si bien exposer les intrigues au théâtre » ?

Fabre est arrêté, impliqué dans les affaires ténébreuses de la Compagnie des Indes.

Et Billaud-Varenne a lancé, le bras tendu vers Danton et Desmoulins : « Malheur à celui qui a siégé aux côtés de Fabre d’Églantine. »

Desmoulins doit donc, ajoute Robespierre, après l’arrestation de Fabre, reconnaître ses erreurs.

« Il faut brûler les numéros du Vieux Cordelier au milieu de la salle », conclut-il.

Camille Desmoulins ne baisse pas la tête, défie du regard Maximilien et lance :

« Brûler n’est pas répondre. »

Ces mots ont souffleté Maximilien.

L’Incorruptible s’agrippe à la tribune comme si on venait de le frapper, de le faire chanceler. Et sa réponse est impitoyable, menaçante :

« Puisque Desmoulins le veut, qu’il soit couvert d’ignominie ! L’homme qui tient si fortement à des écrits si perfides est peut-être plus qu’égaré. »

Mais cette « répudiation » de Desmoulins par Robespierre ne suffit pas aux Cordeliers.

Le fanatisme politique se nourrit aussi des haines et des passions personnelles, de l’atmosphère des réunions du club des Jacobins ou du club des Cordeliers. De l’exaltation nerveuse qui depuis 1789, près de cinq années maintenant, tend chacun des acteurs comme une corde prête à se rompre.

« N’oubliez jamais, Cordeliers, s’écrie Hébert, que c’est pendant le calme que la foudre se prépare. On nous a peint Camille Desmoulins comme un enfant… Citoyens, défiez-vous des endormeurs et soyez toujours l’avant-garde courageuse, la sentinelle fidèle de la Révolution. On vous dit que les brissotins sont anéantis et il reste encore soixante et un coupables à punir… Que l’armée révolutionnaire marche, la guillotine en avant, et je vous réponds de l’abondance. »

Il suffirait donc de continuer à faire rouler de plus en plus de têtes dans le sac pour que cesse la disette, que les fournées de pain s’entassent dans les boulangeries.

Et ceux qui ne partagent pas ce point de vue sont des « endormeurs » et une fois encore Maximilien Robespierre est ulcéré qu’on le nomme ainsi, qu’on l’accuse d’être un « ambitieux ».

Il se cabre devant ce qu’il ressent comme une injustice, d’abord contre lui-même mais aussi contre la politique des Comités et celle de la Convention.

Comment oublier les victoires aux frontières, en Vendée, la réduction des villes rebelles, les décrets votés par les conventionnels, instituant l’enseignement primaire, obligatoire et gratuit, s’opposant au « vandalisme » – le mot est inventé par l’abbé Grégoire – qui, au nom de la lutte contre le fanatisme, détruit les archives, les statues, dégrade les monuments, saccage ainsi le patrimoine de la nation ?

Comment oublier que la Convention vient de décréter l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, sans indemnisation des propriétaires ?

Il faut défendre contre les ultras, contre les Indulgents, la politique des Comités de la Convention, la seule possible.

Robespierre monte à la tribune de la Convention, le 5 février 1794 (17 pluviôse an II).

Sa voix est celle d’un prédicateur qui évoque la « justice éternelle » gravée dans le cœur de tous les hommes.