« Nous voulons, dit-il, substituer dans notre pays la morale à l’égoïsme, la probité à l’honneur, les principes aux usages, les devoirs aux bienséances, l’empire de la raison à la tyrannie de la mode, le mépris du vice au mépris du malheur, la fierté à l’insolence, la grandeur d’âme à la vanité, l’amour de la gloire à l’amour de l’argent, les bonnes gens à la bonne compagnie, le mérite à l’intrigue, le génie au bel esprit, la vérité à l’éclat, le charme du bonheur aux ennuis de la volupté, la grandeur de l’homme à la noblesse des grands, un peuple magnanime, puissant, heureux, à un peuple aimable, frivole et méprisable. »
Il a du mal à reprendre son souffle, les yeux fixes, levés comme s’il attendait un jugement, un signe de cet Être suprême auquel il croit.
Puis, comme s’il découvrait qu’il était suspendu, trop haut au-dessus de cet abîme de silence dans lequel son prêche a plongé la Convention, il dit d’une voix tranchante, toisant les députés :
« Le ressort du gouvernement révolutionnaire est à la fois la Vertu et la Terreur : la Vertu sans laquelle la Terreur est funeste. La Terreur sans laquelle la Vertu est impuissante. »
La guillotine comme machine à rendre les hommes vertueux.
Dix jours plus tard, le 26 février 1794 (8 ventôse an II), Saint-Just relaie Robespierre.
Celui-ci, depuis son discours, s’est enfermé chez les Duplay, malade, épuisé, incapable de faire plus que quelques pas, muet.
Et c’est l’« archange » Saint-Just qui demande à la Convention la mise sous séquestre des biens des suspects, qui seront distribués aux indigents.
Ces « décrets de ventôse », que vote la Convention, sont une manœuvre pour tenter de réduire l’influence auprès des sans-culottes de tous les Cordeliers, d’Hébert, de Momoro, qui ne désarment pas.
Le général Ronsin et Vincent ont été libérés, mais cela n’a fait qu’attiser leur colère.
On vient d’apprendre que Jacques Roux, l’Enragé, a une deuxième fois attenté à ses jours et qu’il a succombé, qu’il est mort en prison !
Et cela révolte un peu plus les Cordeliers, contre les Indulgents.
Danton et Desmoulins, accusent-ils, réclament des mesures d’indulgence pour les aristocrates, les Girondins, et Jacques Roux meurt !
Danton a agrandi ses propriétés d’Arcis-sur-Aube, il est devenu un homme riche qui veut jouir de sa jeune femme. « Je la baise tous les jours », dit-il à qui veut l’entendre, et pendant ce temps-là, on crève de faim faubourg Saint-Antoine et Robespierre, après avoir dit qu’il préférait « le bonheur à la volupté », se terre.
Malade ? Lâche ou empoisonné ?
Ce sont les rumeurs que l’on se murmure à l’oreille, disent les observateurs de police.
Alors, Saint-Just peut bien proposer en partage les biens des suspects, ordonner qu’on dresse dans chaque commune un état des patriotes indigents, qui peut imaginer que cela va changer le sort des affamés, des miséreux ?
Et il ne suffit pas de proclamer :
« Que l’Europe apprenne que nous ne voilions plus un malheureux ni un oppresseur sur le territoire français ! Que cet exemple fructifie sur la terre, qu’il y propose l’amour des vertus et le bonheur ! Le bonheur est une idée neuve en Europe. »
Assez de mots !
Au club des Cordeliers, Momoro, Hébert, Vincent, Ronsin appellent à nouveau à l’insurrection contre le Comité de salut public. « L’insurrection est une Sainte insurrection, voilà ce que vous devez opposer aux scélérats. »
Carrier, qui arrive de Nantes où il a « noyé » la contre-révolution, incite à se rendre auprès de la Commune, pour qu’elle se rallie à l’insurrection des Cordeliers.
Et ceux-ci décident de couvrir d’un voile noir la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, parce qu’elle n’est pas appliquée, et qu’elle est à leur encontre en permanence violée.
Faut-il sévir contre les Cordeliers ? Ou bien tenter une mesure de conciliation ?
Collot d’Herbois propose une « union indissoluble » entre le club des Jacobins et le club des Cordeliers.
Et on dévoile la Déclaration des droits.
Mais cette « entente » ne dure que quelques heures.
Robespierre reparaît, plus pâle encore, mais le visage et la voix acérés. C’est une lame.
Et Saint-Just intervient, dénonçant les « factions de l’étranger et la conjuration ourdie par elles dans la République française pour détruire le gouvernement républicain par la corruption et affamer Paris ».
Il critique les « sociétés populaires » autrefois « temple de l’égalité ». Mais depuis « il y a dans ces sociétés trop de fonctionnaires, trop de citoyens, le peuple y est nul ».
Pourquoi dès lors les réunions, suivre leurs débats ? Il faut simplement soutenir les Comités, le gouvernement révolutionnaire.
« Les factions sont un crime. Il ne faut point de parti dans un État libre… Il y a dans Paris un parti, des placards royalistes, l’insolence des étrangers et des nobles. »
Saint-Just s’interrompt, se tourne vers Robespierre, comme s’il quêtait une approbation.
L’un et l’autre ont la même pâleur, Saint-Just moins apprêté, juvénile, Robespierre guindé, comme si son apparence et son corps étaient aussi « incorruptibles ».
« Tous les complots sont unis, reprend Saint-Just, ce sont les vagues qui semblent se fuir, se mêlent cependant. La faction des Indulgents qui veulent sauver les criminels et la faction de l’étranger qui se montre hurlante, qui tourne la sévérité contre les défenseurs du peuple.
« Mais toutes ces factions se retrouvent la nuit pour concerter leurs attentats ou se combattre, pour que l’opinion se partage entre elles, ensuite, pour étouffer la liberté entre deux crimes. Ultras et Indulgents sont les deux faces d’un unique complot. »
Dans la nuit du 13 mars 1794 (23 ventôse an II), Hébert, Vincent, Momoro, Ronsin et d’autres Cordeliers sont arrêtés. Ni la Commune, avec Chaumette, ni la garde nationale commandée par Hanriot ne protestent.
Elles refusent d’entrer en insurrection contre les Comités de salut public et de sûreté générale.
Et le peuple des sans-culottes, épuisé, affamé, sceptique et stupéfait, préoccupé de trouver chaque jour des « subsistances », n’a plus la force de se lever.
Il se défie aussi de ces « bavards » qui font souvent bombance alors qu’il crève de faim.
Ces luttes entre les factions parisiennes fascinent les cours d’Europe. On veut y voir l’annonce de la fin de la poussée révolutionnaire.
On commente avec passion le livre que vient de publier le publiciste genevois Mallet du Pan.
Il a vécu à Paris, entre 1782 et 1792, et collaboré régulièrement au Mercure de France. Monarchiste « constitutionnel », il a conseillé Louis XVI et s’est réfugié à Berne, avant la prise des Tuileries, le 10 août, mais il continue d’observer les événements qui secouent la France et bouleversent toute l’Europe.
Son livre, Considérations sur la nature de la Révolution de France, affirme que sur les ruines de l’Ancien Régime, le pouvoir est à prendre à Paris.
Aucune des factions en présence, celles des sans-culottes, qu’ils soient indulgents ou ultra-révolutionnaires, celles des royalistes, appuyées ou non par les émigrés et le clergé, ne peuvent réussir à s’emparer du pouvoir.
Elles s’entredévoreront.
Le pouvoir tombera donc nécessairement entre les mains d’un général, qui brandira le glaive victorieux et rétablira l’ordre auquel aspirent les citoyens de ce pays, après plus de cinq années de troubles incessants.
En France, au printemps 1794, rares sont ceux qui ont le loisir de lire le livre de Mallet du Pan et de réfléchir à sa prophétie.