11.
Survivre, jour après jour, et non penser à l’avenir lointain, voilà ce qui obsède et angoisse le citoyen, en l’an II de la République.
On a faim.
Devant quelle boulangerie, quelle boucherie faudrait-il s’attrouper, attendre plusieurs heures, pour espérer acheter une boule de pain, une livre de bœuf ?
Dans les queues, on ne tourne même pas la tête pour voir passer les charrettes qui conduisent les inculpés vers le Tribunal révolutionnaire, installé au Palais de justice dans l’ancienne grand-chambre du Parlement qu’on appelle « salle de la Liberté ».
Quelles prochaines têtes l’accusateur public Fouquier-Tinville destinera-t-il au « rasoir national » ?
Parfois, on s’aventure dans la salle du Tribunal.
On se tient coi. Les citoyens qui assistent aux audiences sont surveillés par des gardes nationaux, des argousins, et si l’on manifeste on est vite saisi et livré séance tenante à Herman ou à Dumas, les présidents robespierristes du Tribunal.
Mais c’est Fouquier-Tinville qu’on craint.
Il fascine, avec ses sourcils fournis qui cachent presque de petits yeux brillants. Il est pâle, vêtu de noir, mais il a l’air goguenard, il plaisante, et cela effraie plus encore. Il est avide d’interroger, de requérir contre un accusé. Il s’attache à ses proies, les surprend par ses bons mots, ses sarcasmes, et tout à coup devient furieux lorsqu’on « lui fait péter une affaire dans les mains ».
Il veut pousser les têtes à la fenêtre « afin qu’elles roulent dans le sac ».
Et les « suspects », c’est-à-dire pour le Tribunal révolutionnaire les « accusés » et donc les « coupables », ne manquent pas.
Les Cordeliers arrêtés le 13 mars ont été conduits dans les prisons surpeuplées, où sont enfermés six mille deux cent quarante-sept détenus.
Mais certains prisonniers vivent cachés.
Danton a placé parmi les gardiens, les concierges, des hommes qui lui sont dévoués, auxquels il recommande tel ou tel détenu, ainsi ce Beugnot, un modéré, qu’on vient d’arrêter et qui, placé dans la cellule du Girondin Clavière, a vu celui-ci se poignarder sous ses yeux.
Danton veut le protéger, en ces lendemains d’arrestation des Cordeliers, il imagine, il craint que les partisans d’Hébert et de Momoro n’envahissent les prisons, ne massacrent les « suspects », comme en septembre 1792.
« Si, ce qui est possible, dit Danton au concierge de la prison, il survenait encore une attaque contre votre prison, faites descendre Beugnot et enfermez-le dans votre cuisine, puis dès que vous l’aurez belle, donnez-lui la clef des champs. »
Mais pas un sans-culotte ne se portera au secours d’Hébert et des autres Cordeliers.
Hébert qu’on admirait, dont, tant qu’il était libre, on craignait l’influence et les colères, le pouvoir du Père Duchesne, n’est plus le lendemain de son arrestation qu’un homme sur lequel les journalistes à gages, au service du Comité de salut public ou du Comité de sûreté générale, déversent un tombereau d’immondices.
Le journaliste Dusaulchoy qui a toujours servi les puissants — de La Fayette à Brissot et pour l’heure Robespierre – est le plus acharné à calomnier, volant même à Hébert son style.
« Hébert est un filou, la mèche de tous les complots, écrit-il, un démoniaque, un grand fripon, un escogriffe, un chenapan, bientôt le rasoir national lui fera la barbe d’une bonne manière… car le dessous des cartes est enfin découvert ; les guinées d’Angleterre, les florins de l’Autriche, procuraient toutes ces braveries à ces drôles devenus si pimpants, tenant toujours table ouverte comme de ci-devant fermiers généraux. »
Ce journaliste aux ordres n’est que le porte-parole des Comités et de Robespierre.
Il invite les citoyens à se « rallier tous à la Convention nationale ».
« C’est là, foutre, le centre où tout doit aboutir. »
Et pour mieux détruire la popularité d’Hébert, il rapporte que « le bougre avait dans sa cave une provision de porc salé, avec cela il riait, il s’en donnait à cœur joie, tandis que nous foutions la faim… ».
Et il n’hésite pas à évoquer l’épouse d’Hébert, une ancienne religieuse.
« C’est sa Jacqueline qu’il fallait voir, écrit Dusaulchoy. Imaginez-vous une sacrée nonne défroquée, laide comme le péché mortel, méchante, acariâtre, insolente, en un mot l’excrément de la nature.
« C’était, foutre, de voir cette pisseuse-là, endimanchée, comme elle se rengorgeait avec des dentelles aussi belles que celles qu’avait la défunte veuve Capet.
« Cette mijaurée a été aussi claquemurée de même que Monsieur son mari, et vantez-vous citoyens, que la bonne dame pourra bien faire une visite à Sainte Guillotine… »
Un tel article de commande annonce un procès conclu avant d’avoir été ouvert, comme l’avait été celui des Girondins.
Il durera du 21 mars au 24 mars 1794 (du 1er au 4 germinal an II).
Sur les bancs du Tribunal se pressent, assis côte à côte, vingt accusés, habilement « amalgamés » : Hébert et les Cordeliers, Momoro, Vincent, Ronsin côtoient Cloots, l’« orateur du genre humain », des corrompus, des banquiers étrangers (Proly), des agents au service de Dumouriez, et même un mouchard qui sera le seul acquitté.
Hébert à l’annonce du verdict de mort s’évanouit.
Et il tremblera tout au long du chemin qui le conduit vers la guillotine. Debout, Cloots crie, interpelle les citoyens, peu nombreux, qui regardent passer la charrette :
« Mes amis, je vous prie ! Ne me confondez pas avec ces coquins », répète-t-il. Et avant que sa « tête ne soit à la fenêtre » il a le temps de lancer : « Adieu au genre humain. »
Dans les sections sans-culottes, on affirme pour expliquer le verdict que les Cordeliers alliés des corrompus animaient la « conjuration », la « conspiration » de l’étranger, qu’ils étaient complices et stipendiés de Pitt et de Cobourg.
Leur mort était ainsi un acte de justice et de sauvegarde.
« Si l’enfer est contre nous, dit Couthon, le ciel est pour nous et le ciel est maître de l’enfer. »
Et Robespierre explique :
« Ce qui constitue la République c’est la destruction de tout ce qui lui est opposé. On est coupable contre la République parce qu’on s’apitoie sur les détenus ! On est coupable parce qu’on ne veut pas de la Vertu ! On est coupable parce qu’on ne veut pas de la Terreur. »
Qui entend ce discours de Robespierre sait bien qu’il menace Danton et Camille Desmoulins et leur faction, celle des Indulgents.
Et après l’exécution des Girondins, puis des Cordeliers, de ces personnalités aussi engagées dans la Révolution qu’étaient Brissot ou Barbaroux, Hébert ou Momoro, on pressent que la mort, inéluctablement, conclura la lutte contre la faction des Indulgents.
« La férocité entre les patriotes est plus acharnée que jamais », note le libraire Ruault, qui partage, sans les afficher, les idées des Indulgents.
« Danton et Camille Desmoulins proposent aujourd’hui des Comités de clémence au lieu des Comités révolutionnaires, écrit Ruault.
« Mais ceux qui dominent le Comité de salut public et la Convention nationale ne les écoutent point. L’odeur du sang qu’ils répandent les anime. Ils traitent Danton et Camille
Desmoulins de contre-révolutionnaires. Je ne vois encore que ces deux-là qui soient revenus au bon sens… Mais le Comité de salut public n’est pas encore las de détruire. Sur douze membres dont il est composé, huit sont si exaltés dans leurs idées révolutionnaires que la raison, l’humanité ne peuvent se faire entendre ni à leurs oreilles ni à leurs cœurs. Les quatre hommes honnêtes qui sont là (Carnot, Lindet, Prieur et Jean Bon Saint-André) ne se mêlent point au Tribunal révolutionnaire. Ils ont chacun leur bureau, leur besogne à part et confèrent rarement avec Robespierre, Collot d’Herbois, Billaud-Varenne, Couthon, Saint-Just, Barère… Le succès de nos armées enfle le cœur de ceux-là, et les encourage à la destruction des citoyens ; ils attribuent ce succès aux mesures de règne et de cruauté qu’ils exercent… »