« On veut me rendre ridicule pour me perdre, dit Robespierre, mais je méprise tous ces insectes et je vais droit au but : la vérité, la liberté ! »
« Dictateur ! » lui répond Carnot, avec une expression de mépris et de défi.
Robespierre se lève d’un bond, se dirige vers la porte, suivi par Saint-Just.
« Sauvez la patrie sans moi ! » crie-t-il.
14.
Maximilien Robespierre, en ces premiers jours de juillet 1794, s’obstine.
Il ne retournera pas au Comité de salut public.
À Saint-Just qui le presse de revenir participer aux débats, il dit avec dédain qu’il n’est pas encore temps.
Le Comité de salut public et celui de sûreté générale, comme le Tribunal révolutionnaire sont infestés par les traîtres, répète Maximilien, et il veut les dénoncer, les empêcher de nuire.
« Si la Providence a bien voulu m’arracher des mains des assassins, dit-il, c’est pour m’engager à employer utilement les moments qui me restent encore. »
Il s’interrompt, et reste longuement silencieux, les yeux fixes comme s’il voyait en face de lui, si proche, la mort. Il a le sentiment que l’« instant fatal » est pour bientôt. Mais d’ici là il veut essayer de terrasser Fouché, Tallien, Barras, Fréron, ces hommes « dont les mains sont pleines de rapines et de crimes ».
Il veut épurer les Comités de salut public et de sûreté générale de ceux qui conspirent contre lui : Carnot, Cambon, Barère, Billaud-Varenne, Collot d’Herbois.
Il faudrait aussi chasser Fouquier-Tinville du Tribunal révolutionnaire.
Mais ces noms, il ne veut pas les livrer. Il sait pourtant que ses adversaires font circuler des « listes noires » de proscription qu’ils les lui attribuent. Et de cette manière, ils espèrent que tous ceux qui se sentiront menacés se ligueront contre celui qu’à mi-voix, ils appellent le « tyran », le « dictateur ».
Robespierre, au club des Jacobins, rejette ces accusations, stigmatise une conspiration qui prend sa source à l’étranger.
« À Londres, dit-il, on me dénonce à l’armée française comme un dictateur. Les mêmes calomnies sont répétées à Paris. Vous frémiriez si je vous disais dans quel lieu ! »
Et chaque Jacobin sait que l’incorruptible désigne les Comités.
« Si l’on me forçait à renoncer à une partie de mes fonctions, reprend Robespierre, il me resterait encore ma qualité de représentant du peuple et je ferais une guerre à mort aux tyrans et aux conspirateurs. »
On l’acclame. Et il réussit à faire exclure Fouché du club des Jacobins, mais les fils de l’intrigue noués par Fouché, Barras, Fréron, Tallien, s’étendent bien au-delà du club des Jacobins.
L’opinion est prête à écouter et même à soutenir ceux qui disent vouloir en finir avec la Terreur.
On a la « nausée de la guillotine », de ces six ou sept charrettes qui chaque jour traversent Paris, et sur lesquelles on entasse plusieurs dizaines de condamnés, cinquante-cinq tel jour – le 8 thermidor – dont dix-neuf femmes.
Dans telle « fournée » – le 5 thermidor –, il y a le général Alexandre de Beauharnais, et son épouse Joséphine croupit en prison, attendant son tour. Et le 7 thermidor, parmi les trente-six condamnés, se trouve le journaliste poète, André Chénier.
Ce sang versé, à quoi sert-il, puisque les armées de la République commandées par les généraux Jourdan, Pichegru, Marceau sont entrées à Bruxelles, à Anvers, à Liège ? Que la dernière place forte française – Landrecies – est abandonnée par les Autrichiens qui l’occupaient depuis plusieurs mois.
Si la patrie n’est plus en danger, fait-on la guerre pour la rapine, le pillage ?
Carnot vient de donner pour instructions aux représentants du peuple à l’armée de Sambre-et-Meuse : de ne « pas négliger les productions des beaux-arts qui peuvent embellir Paris ; faites passer ici les superbes collections de tableaux dont ce pays abonde : les habitants se trouveront sans doute heureux d’en être quittes pour des images ».
Barère fait prendre un arrêté par le Comité de salut public invitant les troupes à se saisir des « Rubens ».
Et Carnot, quand il songe à envahir la Hollande, pense à la richesse de ces Provinces-Unies.
Mais ces succès militaires rendent la Terreur, la tension qu’elle suscite, encore plus insoutenables.
Des citoyens se réunissent, organisent dans les rues, les cours des immeubles, des « banquets fraternels », que le robespierriste Payan, un noble du Dauphiné devenu « agent national » auprès de la Commune de Paris, dénonce.
Payan s’alarme de la multiplication de ces repas fraternels dans les lieux publics.
« Les aristocrates, dit-il, y corrompent les sans-culottes sous le prétexte des nouvelles victoires à fêter et les persuadent qu’il est temps de mettre fin à la terreur. »
« Vous ne jouirez, dit Payan, des douceurs de la paix que lorsque vous aurez précipité dans le cercueil tous les prétendus amis de la paix. Loin de nous ce système par lequel on veut nous persuader qu’il n’est plus d’ennemis dans la République ! »
Et Barère à son tour s’inquiète de ces agapes, où les modérés boivent à la santé de la République, en déclarant :
« Nos armées sont victorieuses partout, il ne nous reste que la paix à faire, à vivre en bons amis et à faire cesser ce gouvernement révolutionnaire qui est terrible. »
Mais cette aspiration à la paix civile qui suscite ces rencontres fraternelles entre citoyens ne naît point d’un complot modéré ou aristocratique.
La lassitude est profonde. Et elle est d’autant plus grande que les plus humbles des citoyens, les ouvriers, subissent le nouveau maximum des salaires que la Commune leur impose.
Un charpentier perd cinq livres par jour, un tailleur de pierres deux livres, un forgeron des ateliers de l’armée près de six livres.
Ainsi à la lassitude s’ajoute le mécontentement, le désenchantement, et même le dégoût.
À quoi sert donc ce gouvernement révolutionnaire ? se demande-t-on. Et comment croire encore aux propos des uns et des autres ? Que sont devenus Jacques Roux, Marat, Hébert, Danton, que les sans-culottes avaient écoutés, suivis, aimés ?
L’un, désespéré, s’est suicidé en prison. L’autre a été assassiné. Les deux derniers ont été accusés, alors qu’ils avaient été la voix de la Révolution, d’être corrompus et traîtres à la nation. Et on a retiré du Panthéon la dépouille de Mirabeau, tribun, héros, vendu à la Cour !
Alors comment s’enthousiasmer encore pour tel ou tel, même s’il est l’incorruptible ?
Autant s’asseoir à l’une des tables dressées par les citoyens de la même rue, pour trinquer ensemble à la paix, au cours d’un repas fraternel, en souhaitant qu’on ne voie plus passer ces charrettes chargées d’hommes et de femmes aux mains liées, et dont la tête allait « rouler et éternuer dans le sac ». Qu’on en finisse avec la Terreur !
Et qu’on ne prétende plus, quand on subit le maximum des salaires, qu’on perd la moitié de sa journée, et que le pain est toujours aussi cher, que la Vertu règne en même temps que la Sainte Guillotine !
Mais comment arrêter cette machine infernale qui continue de décapiter, place du Trône-Renversé à la lisière de la ville, comme si les autorités révolutionnaires avaient eu conscience que la « nausée de guillotine » allait les faire rejeter ?
Jean Bon Saint-André le dit : « Un grand orage est proche. »
Hanriot, le commandant de la garde nationale, signale que les arrêts de travail se multiplient dans divers ateliers, même ceux qui fabriquent des fusils pour les armées.
Pourtant Barère déclare encore à la Convention qu’« il n’y a que les morts qui ne reviennent point », faisant ainsi une nouvelle fois l’apologie de la Terreur.