La Jeunesse dorée s’enflamme. Six cents jeunes gens, maniant le gourdin plombé, font le tour des limonadiers pour y briser les bustes de Marat, envahissent la salle de la Convention, en criant :
« À bas les sacrés buveurs de sang ! À bas les sacrés scélérats ! À bas les sacrés avaleurs d’hommes ! À bas tous ces sacrés coquins ! Nous les foutrons tous dans l’égout ! »
On les applaudit.
Ça, la Convention ! ricanent certains patriotes. Une pétaudière pour les « ventres dorés », « ventres pourris ».
Car les sans-culottes sont attachés au souvenir de Marat, l’Ami du peuple.
Certains murmurent qu’il faut « prêcher sa sublime morale ». Et peut-être n’a-t-on pas assez tranché de têtes !
Un rapport de police indique que le « public commence à se lasser de la conduite des jeunes gens. Il s’étonne que le gouvernement paraisse approuver ces jeunes gens. »
Un autre mouchard de police signale que les Jacobins tentent de pousser les « petites gens » à la révolte.
« Ils parcourent les greniers, les tavernes, les ateliers pour soulever la classe ouvrière et crédule du peuple contre ce qu’ils appellent le “million doré”, les muscadins, les boutiquiers et la Jeunesse de Fréron… Les hommes simples ont la faiblesse d’ajouter foi à ces horribles calomnies. Déjà les haines, les partis, la division. Les brigands espèrent se débarrasser de la vigilance importune des jeunes gens qui les harcèlent, en les mettant aux prises avec les hommes estimables et laborieux que, sous le nom de sans-culottes, ils espèrent encore tromper, pour régner de nouveau sous leur nom… »
Mais il n’est point besoin d’imaginer des « intrigues » jacobines pour expliquer la colère qui monte dans le peuple des humbles.
Ils sont démunis et affamés.
Peu importe qu’ils ignorent que Gracchus Babeuf, dans un Projet d’adresse du peuple français à ses délégués, appelle à une insurrection pacifique des ventres creux contre les ventres « pourris » et « dorés ».
Que dans un journal éphémère, qui a pris pour titre celui de la publication de Marat, L’Ami du peuple, on prêche « la guerre sociale contre le million doré ».
Les sans-culottes, les ouvriers, leurs femmes, tous ceux qui cherchent en vain du pain, car il manque à Paris, à Lyon, savent que les « ventres pourris » vivent dans le luxe.
On murmure, dans les queues énormes qui se forment devant les boulangeries, que la ration de pain n’est plus que d’une livre par jour. Que la municipalité de Paris n’a plus en réserve, à la fin mars, que cent quinze sacs de blé.
Voilà ce qui compte : le pain !
Mallet du Pan le note : « La masse du peuple devenue indifférente à la République comme à la royauté ne tient qu’à ses avantages locaux et civils de la Révolution. »
On veut du pain !
Les manifestants le crient quand leurs délégations sont reçues à la Convention : « Du pain, du pain, du pain ! »
Un sans-culotte des faubourgs lance aux députés :
« Nous sommes à la veille de regretter tous les sacrifices que nous avons faits pour la Révolution. »
Un autre ajoute :
« Si les riches mangeaient comme nous, il y a longtemps que la Convention n’existerait plus ! »
Ils voient le luxe s’étaler, impudique, arrogant.
On danse, on se pavane. On mange avec gourmandise.
« Les garçons restaurateurs de la Maison-Égalité – le Palais-Royal – disent que jamais il ne s’était fait autant de dépenses. »
Et les fortunes ne se gagnent pas seulement dans les tripots de plus en plus nombreux et où l’or roule. La corruption devient générale.
On prend sa part sur les marchés des munitionnaires qui sont chargés d’approvisionner en vivres, en uniformes, en munitions, les troupes.
Mais le soldat est mal vêtu, mal chaussé, mal nourri, car on se paye sur la qualité et la quantité de ce qui lui est attribué sur les registres et les contrats.
« Le luxe a reparu dans les armées, remarque Hoche. Et, semblables à des pachas, nos généraux ont huit chevaux à leurs voitures. »
À Paris les me-veilleuses étalent leur luxe dans les salons. Un témoin écrit :
« L’effronterie du luxe, celui de la parure, surpasse à Paris tout ce que le temps de la monarchie offrait en ce genre de plus immoral. Dernièrement la femme d’un député nommé Tallien a payé douze mille livres une robe grecque. »
Fréron a réclamé dès le lendemain du 9 thermidor « la mise en liberté du citoyen Vilkers qui lui a toujours fourni des bretelles très élégantes » !
Et Madame Tallien, dans sa robe grecque à douze mille livres, peut dire « Paris est heureux ».
Elle n’entend pas les cris désespérés des femmes des faubourgs : « Prenez un fusil et tuez-nous plutôt que de nous laisser mourir de faim ! »
Et d’autres, apprenant que l’on vient de décréter d’arrestation Billaud-Varenne, Collot d’Herbois, Barère, Vadier, et que Carrier a été décapité, crient :
« Pas de baïonnettes, du pain ! »
On s’en prend à Boissy d’Anglas, le député du centre, qu’on appelle Boissy-famine, parce qu’il a la charge des subsistances. Et l’on se rend en foule à la Convention pour l’interpeller, le sommer de donner de la farine aux boulangers, afin qu’ils puissent cuire des fournées.
On enfonce les portes de la Convention au cri de : « Du pain ! Du pain ! »
C’est ce 12 germinal an III (1er avril 1795) la première émeute de la faim.
Les députés montagnards – ceux qu’on appelle les « crétois » – sont désorientés.
« Mes amis, dit l’un, vous voulez du pain et de la liberté des patriotes, vous l’aurez, mais filez, parce qu’on suffoque ! »
C’est le tumulte. Des hommes, « la poitrine débraillée et les bras nus », crient :
« Nous demandons du pain et la chasse aux muscadins ! À bas la jeunesse de Fréron ! À bas les royalistes du café de Chartres ! »
Quand un député commence à parler, on couvre sa voix :
« Point de pain ! Point de parole ! »
« Faites-nous donc justice de l’armée de Fréron, de ces messieurs à bâton ! »
Dans les rues, on fait la chasse aux jeunes gens à « cheveux tressés ». On frappe de plusieurs coups dans la figure ceux qui invitent les sans-culottes à se disperser.
Mais peu à peu, dans les rues voisines de la Convention et dans la salle de celle-ci, on hésite. On ne sait pas quel parti prendre. Pas de chef. Pas de but. Simplement des pétitionnaires qui réclament du pain !
Et tout à coup voici, entrant dans l’Assemblée, le « bataillon doré » armé de fusils, de fouets, de bâtons, et accompagné de quelques gendarmes.
Le conventionnel Legendre le guide, et vers sept heures du soir « les furies et les séditieux » sont chassés de la Convention. Les tribunes se remplissent du « peuple des honnêtes gens » ! Aux abords de la Convention, on chante Le Réveil du peuple. Et dès que la séance est reprise, on décide d’arrêter les conventionnels – une dizaine – qui ont semblé approuver les séditieux.
Les tribunes applaudissent et elles acclament Tallien qui leur demande de « seconder la Convention de leur énergie ».
Les « ventres dorés » l’ont si facilement emporté, au soir du
12 germinal, que le Montagnard Barère se demande si les manifestants n’ont pas été « ameutés à cinq francs la tête » par les Thermidoriens afin d’avoir un prétexte pour écraser les Montagnards.