Barère n’a pas le temps de rechercher et de présenter des preuves.
Sans discussion, la Convention décrète que Billaud-Varenne, Vadier, Barère, Collot d’Herbois, seront déportés immédiatement en Guyane.
Et le général Pichegru, qui se trouvait à Paris, est chargé de l’exécution du décret.
Il lui faudra prendre la tête du détachement de trois cents jeunes gens et de gendarmes, car les sans-culottes se rassemblent et tentent d’arrêter les voitures où l’on a entassé les prisonniers.
Pichegru fait dégager le convoi à la baïonnette.
Le 13 germinal au soir, il se présente à l’Assemblée.
« Représentants, vos décrets sont exécutés », dit-il.
On l’acclame. Il est admis aux honneurs de la séance.
Pour la première fois, un général est ovationné et honoré au cœur de la République.
Comme un « sauveur ».
19.
Il suffit de quelques jours pour que le Paris des faubourgs, tenaillé par la faim, en quête de pain, grogne de nouveau, maudissant les « ventres dorés », les « ventres pourris », ces « riches et ces députés » qui viennent d’acclamer le général Pichegru.
On lit sur les murs, faubourg Saint-Antoine et faubourg Saint-Marcel, des affiches qui crient : « Peuple, réveille-toi ! »
Et la Convention déjà s’inquiète.
Les rapports des « mouches », ces indicateurs de police, recueillent, dans les queues plus longues que jamais qui se forment devant les boulangeries, des propos menaçants :
« Le 9 Thermidor devait sauver le peuple et le peuple est victime de toutes les manœuvres, murmure-t-on. On nous avait promis que la suppression du maximum – du prix des denrées – ramènerait à l’abondance et la disette est au comble. Où sont les moissons ? Pourquoi les assignats sont-ils avilis ? Il faut employer tous les moyens de subvenir à l’affreuse misère du peuple. »
La disette devient famine et les suicides de femmes affamées qui ne peuvent nourrir leurs enfants se multiplient.
« On ne verra bientôt plus que des cadavres ambulants occupés à rendre les derniers devoirs à ceux qui les précèdent dans les tombeaux », écrit un observateur de police.
La nourriture est si rare qu’on vend place Maubert des poissons pourris. Et la famine rend fou !
On arrête un boulanger de la rue Saint-Denis qui « se flatte d’avoir chié dans son pain, et examen fait de celui-ci on y trouva effectivement de la merde » !
« Cas pathologique et extrême, mais il n’y a point de froment dans les deux bouchées qu’on nous donne, c’est un ramassis de farine faite avec des pois gris, de l’avoine et des haricots : il est de la couleur du cuir bouilli. »
Et en même temps les pâtissiers étalent des brioches, des pâtés et des gâteaux !
« Nous sommes gorgés, empâtés de brioche et nous n’avons pas de pain », s’étonne, scandalisé, un familier du Palais-Royal et de ses cafés.
Les muscadins de la Jeunesse dorée s’empiffrent. On les voit chez les pâtissiers, ils se pavanent chez les traiteurs. Au veau qui tète, À la marmite perpétuelle, dans les quinze restaurants du Palais-Royal.
Ils paient jusqu’à cinquante livres pour un dîner.
D’élégants équipages conduits par des cochers en livrée y amènent les me-veilleuses couvertes de parures. L’une d’elles a payé cent francs pour un chapeau à condition que la modiste lui en réserve l’exclusivité jusqu’à l’heure du concert, concert qui n’est qu’une parade d’élégance.
Ou bien l’on se retrouve au théâtre qui donne sous les acclamations la pièce Les Jacobins du 9 thermidor, qui parodie les mœurs de l’« infernale société ». Chaque acteur déclame devant le public ravi, enthousiaste, ses « qualités » de Jacobin : assassin, massacreur, buveur de sang, chevalier de la guillotine, banqueroutier, empoisonneur. Et la salle reprend en chœur :
Bon ! Bon ! C’est un coquin !
C’est un excellent Jacobin.
Mais à la porte Saint-Martin, sur les quais, sur la place de Grève des attroupements se forment, profèrent des menaces.
La Convention réagit, décrète le désarmement « des hommes connus dans les sections comme ayant participé aux horreurs commises sous la tyrannie ».
On les désigne ainsi à la vindicte. Ils deviennent les nouveaux suspects victimes de la Terreur blanche.
On les massacre dans certaines villes. On en aurait tué ainsi plusieurs centaines – près d’un millier en quelques jours – à Lyon, Marseille, Tarascon, Saint-Étienne, Bourg-en-Bresse, Lons-le-Saunier.
« Le massacre, note le libraire Ruault, a été reçu à la Convention avec un sang-froid qui caractérise l’esprit qui la dirige aujourd’hui… On n’a pas remarqué cette fois de frémissement et de mouvements d’indignation… Ce n’est pas tout. Les royalistes et les dévots, poursuit Ruault, insultent publiquement ceux qui ont pris le parti de la liberté républicaine. Vous avez bien mérité, disent-ils à haute voix, le sort où vous êtes réduits et qui menace encore.
« Vous avez tué ou laissé tuer votre roi ; vous avez assuré son supplice par votre présence sous les armes dans la Garde nationale. Vous périrez tous d’une mort lente ou infâme ainsi que la horde des assassins qui l’ont condamné. Ceux qui vous survivront feront amende honorable, la corde au cou, le 21 janvier. Ils institueront ce jour-là une fête funèbre pour effacer, s’il se peut, la honte de leurs frères.
« Tels sont à peu près les discours que l’on tient dans les groupes au coin des rues, le soir et dans les marchés », conclut Ruault.
À ceux-là, royalistes, répondent les sans-culottes des faubourgs.
« C’est le million doré qui règne aujourd’hui. Ces scélérats qui prétendaient ne pas vouloir de sang étouffent les enfants dans le ventre de leurs mères et les font mourir de faim. »
On chantonne :
Ah les beaux messieurs vraiment !
Mais le peuple les attend !
Des femmes pillent rue de Sèvres des voitures transportant des grains. Barras, qui vient d’être chargé d’assurer le ravitaillement de Paris, est impuissant à trouver des paysans qui acceptent de livrer leur récolte en échange d’assignats qui chaque jour perdent de leur valeur.
Et l’agitation gagne Rouen, Amiens.
L’on entend crier : « Voudrait-on nous forcer à demander un roi ? », et parfois, on scande : « Du pain et un roi ! »
À Paris, d’autres citoyens réclament « du pain et la Constitution de 93 », ce texte « sacré » de l’an I de la République, que précisément la Convention vient de décréter inapplicable. Elle a chargé une commission dont le rapporteur est le modéré Boissy d’Anglas – « Boissy-famine » – d’en rédiger une nouvelle.
Les citoyens, préoccupés de trouver du pain, ne prêtent pas attention à ces manœuvres juridiques.
Un espion de police note :
« Le peuple las de tout ceci ne prend plus à cœur rien. Il a perdu toute confiance. Les affaires publiques ne sont plus pour lui qu’une charge et un chaos insupportables. On crie de tous côtés que cela finisse n’importe comment ! Tel est l’esprit public à Paris ; je crois bien qu’il est à peu près le même partout dans les départements. La liberté sera bientôt au diable. Aurait-on pu croire en 1789 que cela finirait ainsi ? »
Mais « la faim est factieuse ».
« Je n’ose vous rapporter, écrit Ruault, tous les propos, tous les “maudissons” qui sortent des groupes, des longues queues qui se forment tous les soirs, toutes les nuits aux portes des boulangers pour obtenir après cinq ou six heures d’attente tantôt une demi-livre de biscuits par tête, tantôt une demi-livre de mauvais pain, quatre onces de riz… »