On entend une voix rageuse dire dans la pénombre :
« Que le sang coule, celui des riches, des monopoleurs, et des spéculateurs. Du temps de Robespierre la guillotine fonctionnait, on mangeait à sa faim… »
Chacun sent que ce chaos ne peut plus durer longtemps, qu’il faut en effet « en finir », que la violence montre son groin ensanglanté.
Le 7 mai 1795 (18 floréal an III), le procureur du Tribunal révolutionnaire de l’an II, Fouquier-Tinville, son président Herman et quatorze jurés sont guillotinés.
Et la Convention se prépare à l’épreuve de force.
Elle réorganise la garde nationale, écartant les sans-culottes au profit des jeunes gens « dorés », créant des compagnies d’élite vêtues d’un uniforme spécial et armées à leurs frais.
Mais la Jeunesse dorée ne s’engage pas, abhorre la discipline.
Et le journal thermidorien Le Messager du soir condamne « ces jeunes gens qui n’ont d’énergie contre les brigands et les terroristes que dans les spectacles où ils sont assurés de pouvoir se prononcer sans danger… ».
Il faut donc faire appel aux troupes régulières qu’un décret autorise désormais à stationner dans la banlieue de Paris. Mais cavaliers, fantassins, carabiniers sont peu à peu gagnés par l’atmosphère rebelle des faubourgs.
Les femmes les apostrophent :
« Vous mangez donc du pain des députés et des muscadins ? Vous avez donc le ventre plein ? Donnez-nous du pain, et nous resterons chez nous ! »
On fait appel à deux divisions de gendarmerie, qu’on tient éloignées de cette « populace » qui corrompt les soldats les plus résolus.
Et le climat se tend parce que l’incertitude règne, que la peur d’être balayés par l’une de ces journées révolutionnaires qu’ils connaissent bien pour y avoir participé jadis, ou en avoir souffert, étreint les conventionnels.
Ils savent que le peuple les hait, jalouse leurs « ventres dorés », méprise leurs « ventres pourris ».
La Jeunesse dorée elle-même n’est plus sûre, de plus en plus pénétrée par les idées royalistes.
Quant à l’armée, elle est pour l’ordre républicain, et les soldats mal nourris n’aiment ni les muscadins, ni les « ventres dorés ».
Il reste à faire appel au désir de vengeance contre les « terroristes ».
Isnard, un ancien Girondin, en mission dans les Bouches-du-Rhône, où la Terreur blanche sévit, appelle au meurtre :
« Si vous n’avez pas d’armes, prenez des bâtons ! Si vous n’avez pas de bâtons, déterrez les ossements de vos parents et frappez les terroristes. »
Le 19 mai 1795 (30 floréal an III), cet appel qu’un inconnu jette sur la scène du théâtre de la Gaîté lui répond :
Réveille-toi peuple de frères
Et frappe ces affreux tyrans
Qui sans pitié de ta misère
Te font languir, toi, tes enfants.
Réveille-toi je le répète
De la foudre, arme ton bras.
Elle gronde déjà sur leurs têtes
Et bientôt elle les écrasera.
Et la rumeur court d’une insurrection pour le lendemain, 20 mai 1795,1er prairial an III.
Et en effet, le tocsin sonne dès cinq heures du matin, ce 1er prairial. Des femmes courent dans les rues, entraînant d’autres femmes, entrant dans les maisons et les ateliers, interpellant celles qui hésitent, comme cette artiste de l’Opéra-Comique, la citoyenne Gonthier :
« Viens Gonthier, si tu es bonne citoyenne, viens avec nous. Tiens regarde, mon enfant, au lieu de lait, ne tire plus de mes mamelles que du sang ! »
À dix heures une troupe de quatre cents femmes, précédées de tambours qui battent la générale, marche sur la Convention.
Elles crient : « Du pain ! Du pain ! et la Constitution de 93 ! » Certaines d’entre elles ont été fouettées, insultées par les muscadins, et notamment lors des violences qui ont conduit à la fermeture du club des Jacobins.
« Mais ce soir, disent-elles, les cravates des muscadins seront à bon marché. Nous aurons de belles chemises. Nous verrons comme ils ont le corps fait. Leurs têtes feront un bel objet au bout des piques ! »
Dés groupes d’hommes les rejoignent devant les Tuileries.
« C’est la lutte entre les mains noires et les mains blanches, crient-ils, il faut que ces coquins-là pètent. »
Les portes de la Convention sont forcées, la foule fait irruption dans la salle :
« Les voilà, les gredins ! » dit l’une des femmes en désignant les députés.
Elle est marchande de tabac dans le couloir qui conduit à la salle des séances.
« Je les connais, crie-t-elle. Ce sont des scélérats qui nous font mourir de faim. Ils vont chez les restaurateurs. Nous allons les arranger. »
Des gendarmes, des militaires tentent de résister au flot, de le refouler. En vain.
On crie : « Du pain ! Du pain ! »
On bouscule les soldats, on les insulte.
« À bas les épaulettes, il n’y a plus d’autorité, le peuple est en insurrection. Il n’y a plus besoin d’ordre, le peuple commande. »
Un autre sans-culotte crie :
« Égorgeons tous ces coquins-là ! Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud. C’est aujourd’hui le grand coup de chien, il ne faut pas les manquer. »
Les heures passent, la tension monte. Des muscadins tentent de repousser les manifestants, y parviennent, puis sont à leur tour submergés.
Boissy d’Anglas occupe le fauteuil de la présidence.
Des coups de feu au pied de la tribune.
Un député, Féraud, s’élance, fait face, tente d’empêcher une nouvelle bande d’entrer dans la salle. Il est assommé à coups de sabots, traîné hors de l’enceinte, achevé par un marchand de vin qui lui « coupe la tête comme une rave », la prend par les cheveux, la jette à la foule qui la porte au bout d’une pique dans l’Assemblée, la présente à Boissy d’Anglas qui, le visage blanc, la salue.
On aurait confondu Féraud avec Fréron.
On promène sa tête place du Carrousel.
Il est onze heures et demie du soir, on crie :
« Voilà les muscadins foutus ! Voilà Fréron tué ! On porte sa tête ! Quel triomphe pour les patriotes ! »
Dans la salle de la Convention, la « crête » de la Montagne, ces quelques députés – Romme, Duquesnoy, Goujon – se décident à agir, à présenter des décrets qui sont adoptés.
Bref succès. Une petite troupe armée de baïonnettes et de sabres conduite par Legendre et composée de « bons citoyens » disperse les « crétois », et la foule qui n’oppose aucune résistance quitte l’Assemblée.
« Je ne puis concevoir comment ils purent disparaître d’une manière si instantanée », dit La Révellière-Lépeaux.
La peur serrant encore leurs ventres dorés, les Thermidoriens, Fréron, Tallien, Barras, Legendre hurlent :
« À bas les assassins ! », « Vengeance prompte ! »
On décrète l’arrestation des députés de la crête de la Montagne qui se sont placés du côté des émeutiers.
On rassemble la Jeunesse dorée.
Il est deux heures du matin, ce 2 prairial an III (21 mai 1795).
Rien n’est encore joué alors que commence cette deuxième journée insurrectionnelle.
On entend, dit un témoin, les « féroces hurlements » des insurgés. Ils ont occupé l’Hôtel de Ville, fraternisé avec les canonniers qui le défendaient.
Ils crient « Du pain et la Constitution de 93 ! », mais sans agir, incertains, envoyant à la Convention des pétitionnaires, imaginant qu’ils ont gagné la partie, alors qu’au contraire, Barras, Tallien, Fréron rassemblent des troupes, sous le commandement de plusieurs généraux, Dubois, Montchoisi, Menou.