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C’est la fin du mois de mai 1795, ce mois de prairial an III, et parce que les sans-culottes sont vaincus, pourchassés, souvent arrêtés et parfois massacrés, on ose se proclamer royaliste.
Le mot « révolutionnaire » est proscrit, on peut donc donner son sentiment sur ces « années de sang » durant lesquelles on n’avait pas seulement « terrorisé » les « honnêtes citoyens » en les menaçant du « rasoir national » mais conçu et voté la Constitution de 1793, dont Boissy d’Anglas dit aujourd’hui qu’elle n’était que l’« organisation de l’anarchie ».
Plus personne n’appelle Boissy d’Anglas Boissy-famine !
Il est le rapporteur d’une commission de onze membres chargée de préparer une nouvelle Constitution.
C’en est fini des belles déclarations de 1793, qui n’évoquaient que les « droits » et jamais les « devoirs ».
La Constitution nouvelle ne parlera pas de droit d’assistance et de droit d’insurrection.
Boissy observe : « Lorsque l’insurrection est générale, elle n’a plus besoin d’apologie, et lorsqu’elle est partielle elle est toujours coupable ! »
Alors pourquoi y faire référence dans un texte constitutionnel ? C’est l’individu qui est la source du « bien » et non l’action collective ou l’État.
« Faites constamment aux autres le bien que vous voudrez en recevoir », voilà ce que la nouvelle Constitution doit affirmer.
Et répéter que c’est sur le « maintien des propriétés » que repose tout l’ordre social.
Boissy d’Anglas écrit dans son rapport du 23 juin 1795 (5 messidor an III) :
« Nous devons être gouvernés par les meilleurs, c’est-à-dire par ceux qui possèdent une propriété, qui sont attachés à la tranquillité qui la conserve et qui doivent à cette propriété et à l’aisance qu’elle donne l’éducation qui les a rendus propres à discuter avec sagacité et justesse… Un pays gouverné par les propriétaires est dans l’ordre social, celui où les non-propriétaires gouvernent est dans l’état de nature, c’est-à-dire dans la barbarie. »
Les onze membres de la commission sont tous des députés du Ventre de la Convention, souvent d’anciens Girondins, des modérés, tel Pierre Claude François Daunou, prêtre et professeur de théologie avant 1789, puis prêtre jureur. Il a refusé de voter la mise en accusation et la mort du roi.
La Constitution de 1793 est pour lui la « Constitution du faubourg Saint-Antoine ». Il prend la plume au nom de la commission des onze pour rédiger le nouveau texte constitutionnel.
Il rejette l’idée que le pouvoir exécutif, qui sera composé de cinq membres, puisse être élu par le peuple :
« Le peuple pourrait désigner un Bourbon ! » s’exclame-t-il.
Les cinq membres qui composeront ce Directoire de la République seront désignés par deux Conseils, l’un, celui des Cinq-Cents (l’Imagination), aura le droit de proposer la loi, l’autre, celui des Anciens (la Raison), deux cent cinquante membres, de la voter.
Et ce sont les Anciens qui, dans une liste de cinquante noms proposés par les Cinq-Cents, choisiront les Cinq Directeurs. Ceux-ci – renouvelables tous les ans par cinquième -seront vêtus d’un costume chamarré, « protestation, dit Boissy d’Anglas, contre le sans-culottisme ».
Pour voter, au scrutin secret, le citoyen doit avoir vingt et un ans accomplis et payer une « contribution directe, foncière ou personnelle » : le suffrage n’est donc plus universel, mais « censitaire ». Les soldats qui ont lutté pour l’établissement de la République sont dispensés de cette condition. Mais, « les domestiques à gages attachés au service de la personne ou du ménage, comme les fous, les faillis, les accusés, ne peuvent être électeurs ».
Les onze membres de la commission sont inquiets. Ils veulent que « leur enfant », la Constitution, « l’enfant aux onze pères », lit-on dans les journaux, protège le pays d’un « pouvoir exécutif fort » comme ils l’ont connu sous la monarchie, mais aussi sous la Convention.
Ils se défient donc du pouvoir d’un seul, qu’il s’agisse d’un homme ou d’une Assemblée, comme l’a été la Convention durant la Terreur.
Et ils mesurent aussi la haine du peuple pour les « ventres pourris », les « ventres dorés », car la misère et la disette sont toujours là, à serrer la gorge des plus humbles.
La « soudure » avec la récolte de 1795 – abondante – tarde à se faire.
Une mouche de police signale dans un rapport de fructidor an III (août 1795) que « les estomacs vides battent la générale et sonnent le tocsin de la Constitution ».
On veut chasser les conventionnels, à quelque clan qu’ils appartiennent.
« On ne réélira pas ces coquins », dit-on.
Pis : le peuple est si exaspéré, qu’il crie : « Vive le roi ! »
Ces mots qui font trembler les régicides, on les entend à Chartres, où un représentant en mission est assiégé par une foule qui hurle : « Vive le roi ! Vive le roi ! »
Le représentant est forcé de signer un arrêté qui taxe le pain à trois sous. Le soir, il se suicide.
La troupe doit intervenir, livrer bataille pour rétablir l’ordre et disperser ces rebelles en tuant une dizaine.
Et ce cri de « Vive le roi ! », les jeunes gens qui jadis suivaient Fréron, cassaient leurs gourdins noués et plombés sur le dos des sans-culottes, le poussent contre la Convention dont ils se défient.
Il leur semble qu’elle ménage les sans-culottes. Ne célèbre-t-elle pas le 14 juillet, décrété une fête nationale ?
Ne fait-elle pas chanter La Marseillaise ? Ne regroupe-t-elle pas autour de Paris des troupes nombreuses ?
Or, contre qui ces soldats pourraient-ils intervenir, sinon contre cette Jeunesse dorée que Tallien, Barras, Fréron ont utilisée et qui maintenant les inquiète ?
Car les muscadins sont désœuvrés.
« Paris offre, écrit un témoin, un assez étrange phénomène. C’est celui d’un assez grand nombre de jeunes gens qui souvent sans autre nom que celui qu’ils usurpent et sans autres ressources connues que celles du jeu font une dépense annuelle de deux à trois cent mille francs. À ces aventuriers se sont jointes des personnes de marque mais diffamées qui, trouvant le métier assez bon, se livrent au même genre d’industrie. »
Ils vivent donc de l’« agiotage », du jeu, et se retrouvent au Palais-Royal.
Et ils vivent d’expédients, dans un luxe précaire. Que seront-ils demain ?
Ils rêvent d’un roi.
« Les espérances les plus folles se manifestent de toutes parts, lit-on dans le journal Le Moniteur. C’est à qui jettera plus promptement le plus ouvertement le masque. On dirait, à lire les écrits qui paraissent, à entendre les conversations de gens qui se croient dans la confidence, que c’en est fait de la République. Parce que la Convention secondée, poussée même par le zèle et l’énergie des bons citoyens, a remporté une grande victoire sur les terroristes, sur les successeurs de Robespierre, il semble qu’elle n’ait plus qu’à proclamer la royauté… »
Les rapports de police signalent que des « petites gens sans ressources regrettent hautement l’Ancien Régime ».
Dans un journal qui s’intitule Le Ventriloque ou Ventre affamé, on lit :
« Lorsqu’il y avait un roi mon ventre n’avait jamais été réduit à la disette qu’il éprouve, et mon ventre conclut qu’il vaut mieux un roi qu’une Convention. »
Dans les théâtres, les jeunes gens exigent qu’on chante Le Réveil du peuple, et non cette horrible Marseillaise.