Et son conseiller Pierre François Réal, qui a été hébertiste, écrit, pensant à Barras qu’il sert avec dévouement :
« Le salut de la patrie va dépendre de la formation du pouvoir exécutif. Il faut y porter des hommes brûlant de patriotisme, ennemis-nés de toute tyrannie, qui ont tué Capet et Robespierre. »
Mais Barras et les Thermidoriens républicains sont attaqués avec violence par les sections parisiennes pénétrées de royalisme, ainsi celle de Le Peletier qui prend la défense de ceux qui se dressent contre les « deux-tiers », contre la Convention.
« Vous osez les traiter d’intrigants, d’anarchistes, d’assassins ! Mais jetez les yeux sur vous-mêmes. Vos vêtements sont teints du sang de l’innocence. Des milliers de vos commettants égorgés, des villes détruites, le commerce anéanti, la probité proscrite, l’immoralité, l’athéisme, le brigandage divinisé, l’anarchie et la famine organisées, le trésor public dilapidé, voilà votre courage ! »
Ces sections-là préparent, à n’en pas douter, une insurrection contre la Convention, qui ouvrirait la porte à ce Louis XVIII qui veut punir les régicides.
« Il n’y avait rien de mieux à faire, écrit Barras, pour combattre de pareils adversaires, que de leur opposer leurs ennemis naturels, les patriotes incarcérés, par suite de la réaction de Thermidor. »
Et la Convention libère les « émeutiers de prairial », quinze cents d’entre eux, des « tape-dur », sont constitués en trois bataillons de volontaires : les « patriotes de 1789 ».
Ce « bataillon sacré » va renforcer les six mille hommes de l’armée de l’intérieur, chargée de protéger la Convention.
Mais Barras, qui la commande en chef, ne fait pas confiance au général Menou. Ce ci-devant baron, qui a su mater le faubourg Saint-Antoine, en prairial, est un modéré. Ses sympathies vont aux sections « monarchistes ». Menou préfère négocier avec elles, qui réussissent à rassembler près de trente mille hommes, plutôt que de les affronter.
Barras constitue donc son état-major avec des généraux qui traînent, inactifs, dans Paris et sont suspects de robespierrisme, de jacobinisme.
Il s’entoure ainsi de Brune, Carteaux, Dupont et de ce général de brigade d’artillerie qu’il a connu au siège de Toulon, Napoléon Bonaparte.
Depuis plusieurs mois, ce Bonaparte a fait des offres de service, obstiné, faisant longuement antichambre, réussissant alors qu’il n’est qu’un officier sans fortune, sans gloire, sans affectation, vêtu d’un uniforme élimé, taillé dans une étoffe de mauvaise qualité, à être invité par Thérésa Tallien, la maîtresse de Barras.
Et ce Corse, au regard insistant et brûlant, a une sœur, Pauline, dont Fréron est amoureux au point de vouloir l’épouser.
Mais le Comité de salut public par un arrêté a « rayé Napoléon Bonaparte de la liste des officiers généraux employés, attendu son refus de se rendre au poste qui lui a été désigné ».
Car Bonaparte n’a pas voulu accepter un commandement à l’armée de l’Ouest.
Il rêve d’aller aider le sultan à réorganiser son armée.
Il n’est, en fait, qu’un général sans emploi parmi tant d’autres : soixante-quatorze suspects sont rayés comme lui des registres de l’armée active.
Mais Thérésa Tallien, mais Fréron, confirment que ce général de vingt-six ans est une personnalité singulière. Et Barras se souvient de cette « batterie des hommes sans peur », d’où Bonaparte, sous le feu ennemi, dirigeait les tirs de ses canons contre les forts de Toulon. Et Barras avait admiré l’intelligence de cet officier d’artillerie, et son sang-froid.
Barras va donc proposer à Bonaparte le commandement en second de l’armée de l’intérieur.
« Je vous donne trois minutes pour réfléchir », dit-il à Bonaparte.
Le temps d’un regard, et Bonaparte répond d’une voix sèche qu’il accepte.
« Mais je vous préviens, ajoute-t-il, si je tire l’épée, elle ne rentrera dans le fourreau que quand l’ordre sera rétabli coûte que coûte. »
Et cela semble difficile.
Dans la nuit du dimanche 12 au 13 vendémiaire an IV (nuit du 4 au 5 octobre 1795), on entend dans tous les quartiers les tambours battre la générale.
Les sections « bourgeoises », « royalistes », comme celle de Le Peletier, appellent à résister aux Comités de la Convention qui, en créant les bataillons des « patriotes de 89 », ont réarmé les « buveurs de sang ».
Ces sections s’arment, et les trente mille hommes qu’elles rassemblent sont placés sous les ordres du général Danican, qui, officier d’Ancien Régime, est entré dans la garde nationale le 14 juillet 1789, s’est battu en Vendée comme général de brigade.
Il a dénoncé les atrocités commises par les républicains. Depuis, il est suspect de « royalisme ».
Le général Danican ne prend son commandement de l’armée sectionnaire que le 13 vendémiaire.
Il ne mesure pas que tout se joue en cette aube du lundi de vendémiaire. Bonaparte a en effet appris que, au camp des Sablons, se trouvent quarante canons. Il charge Murat, chef d’escadron, de partir avec trois cents cavaliers du 21e chasseur, de se saisir des pièces d’artillerie et de les ramener à Paris où elles seront placées autour des Tuileries, prenant les rues en enfilade.
Les cavaliers de Murat, parvenus au camp des Sablons, se heurtent à une colonne de sectionnaires venus eux aussi avec la volonté de s’emparer des canons. Mais ils sont contraints de reculer devant les trois cents cavaliers qui ramènent, à bride abattue, les pièces d’artillerie aux Tuileries.
À six heures du matin, ce lundi 13 vendémiaire, le général d’artillerie Bonaparte, auquel Barras fait confiance, place les canons aux abords des Tuileries qui deviennent ainsi une forteresse.
Les pièces sont disposées de la place de la Révolution, ci-devant Louis XV, au Palais-Égalité, ci-devant palais-Royal, tout au long de la rue Saint-Honoré.
D’autres sont mises en batterie sur la rive gauche, du pont de la Révolution au pont National. Les troupes de la Convention ne risquent plus d’être cernées et submergées par le nombre des sectionnaires. Elles gênent les troupes de Danican dans leurs communications d’une rive à l’autre de la Seine.
Ainsi, lorsque vers dix heures du matin, Barras inspecte les postes de défense, il constate l’efficacité, l’œil d’aigle de ce général Bonaparte qui semble déjà subjuguer les soldats qui ne le connaissaient pas, quelques heures auparavant.
Bonaparte saute à cheval, va d’un poste à l’autre, s’arrête seulement quelques minutes, écoute les rapports des officiers. Il répète qu’il veut qu’on tire à mitraille et il promet qu’il suffira de quelques minutes pour balayer les troupes adverses.
Le général Danican n’a pas pris d’initiative, semblant compter sur le nombre.
Mais sur les trente mille sectionnaires, on n’en compte que sept ou huit mille résolus à se battre. Ils sont plus nombreux que les soldats de l’armée de l’intérieur. Mais ceux-ci disposent de l’artillerie.
Et tout au long de la matinée, des sans-culottes des faubourgs, des « tape-dur », les rejoignent. Ils ont une revanche à prendre sur ces sectionnaires, cette Jeunesse dorée, qui les ont vaincus, dans les journées de prairial, et humiliés, pourchassés, depuis.
Et Barras, Tallien, Fréron savent qu’aux yeux des troupes républicaines, ces sans-culottes sont une caution révolutionnaire.
Or, ce que demande le général Danican dans un message à la Convention, c’est leur renvoi.
« La paix peut s’établir en un clin d’œil, écrit Danican vers trois heures de l’après-midi ce 13 vendémiaire, si la Convention nationale désarme ceux que les Comités ont armés la veille. »