Barras ne répond même pas à la proposition du général Danican.
Le temps passe. On s’observe l’arme au pied. Il pleut.
Quand l’averse cesse, le général Danican fait mouvement dans la rue Saint-Honoré, bientôt pleine de sectionnaires. Ils forment une masse compacte autour de l’église Saint-Roch.
Tout à coup vers quatre heures et demie, un coup de feu, tiré sans doute de l’une des maisons sur les sectionnaires, qui répondent par une salve. Les soldats aussitôt réagissent avec l’assurance de vieilles troupes aguerries par des mois de combat.
Ils tirent, écrit un témoin, « comme s’ils eussent été à la noce ».
Napoléon Bonaparte assure que les coups de fusil furent tirés de l’hôtel de Noailles où s’étaient introduits les sectionnaires.
« Les balles arrivaient jusqu’au perron des Tuileries, dit-il. Au même moment une colonne de sectionnaires déboucha par le quai Voltaire, marchant sur le pont Royal. Alors on donna l’ordre aux batteries de tirer. »
Dans les rues, sous le tir à mitraille des canons, c’est la débandade des sectionnaires. Ceux qui se regroupent sur les marches de l’église Saint-Roch sont fauchés. L’église est enlevée.
La colonne qui avançait quai Voltaire est dispersée.
Napoléon, qui se dirige rue Saint-Honoré vers le bâtiment des Feuillants, a son cheval tué sous lui.
Les soldats se précipitent pour l’aider à se relever. Il est indemne. Il donne l’ordre de balayer les rues à la mitraille, puis à l’arme blanche.
Il suffit de quelques obus pour que la centaine d’hommes qui résistent au théâtre de la République soient délogés.
« À six heures tout était fini », dit Bonaparte.
Il est entouré par les conventionnels qui viennent le féliciter d’avoir « sauvé la République ».
Il entend les discours de Barras puis de Fréron qui à la tribune de la Convention font acclamer son nom.
Il écrit à son frère Joseph :
« Enfin tout est terminé, mon premier mouvement est de penser à te donner de mes nouvelles. Comme à l’ordinaire je ne suis nullement blessé. »
Mais les éloges qu’on lui décerne ont leur contrepartie.
Il est le général Vendémiaire, celui qui a fait tirer au canon sur les sectionnaires et a brisé l’insurrection souhaitée et organisée par les royalistes, et à laquelle ils ont participé. Ils espéraient qu’elle ouvrirait la voie à la restauration. Bonaparte est dans le camp des régicides, de Barras, de Tallien, de Fréron, et aussi, même si les Thermidoriens ont renversé l’incorruptible, du côté de Robespierre.
Et on lui imputera les morts dont le sang a rougi les escaliers de l’église Saint-Roch.
Combien sont-ils, les cadavres que l’on charge dans des charrettes ? Trois cents dans chaque camp ?
Un témoin, sans complaisance pour les royalistes, le libraire Ruault, trace un tableau bien plus sombre de ce 13 vendémiaire.
« On estime, écrit-il, qu’il a péri environ huit mille personnes : le 10 août a coûté moins cher. »
Il raconte comment, après que deux canonniers eurent été tués par des tirs sectionnaires :
« Une première charge à mitraille renversa une centaine d’hommes. Elle fut suivie de quatre ou cinq autres qui balayèrent la rue entière. Environ huit cents hommes de la plus belle jeunesse, de la plus riche bourgeoisie y furent tués en moins de deux minutes.
« Le bruit du canon qui surprit tout le monde de ce quartier, l’effroi de la mort, fit entrer dans Saint-Roch une foule considérable d’hommes, de femmes, d’enfants, que par curiosité le mouvement des troupes avait attirés dehors et ceux aussi qui allaient à leurs affaires. Ils croyaient y trouver un asile sûr et sacré. Mais environ trois cents grenadiers de la Convention se ruent à travers les morts de la rue du Dauphin, montent les degrés de Saint-Roch, entrent dans l’église, tuent et mutilent à coups de sabre et de baïonnette tout, ou à peu près, ce qui s’était réfugié en ce lieu. On y a compté le lendemain matin environ quatre mille morts, de tout âge, de tout sexe, dépouillés de leurs vêtements, compris ceux qui avaient péri dans la rue du Dauphin et dans celle de Saint-Honoré. »
Chiffres énormes, sans doute multipliés par la rumeur, mais qui révèlent au-delà de leur exactitude discutable le choc ressenti par un républicain patriote, ancien Jacobin, mais homme modéré.
Et Ruault s’interroge, relit Machiavel, « car nous sommes dans le cas posé par Machiavel, que le système républicain est inexécutable en France et que nous n’avons fait que des folies depuis trois années mais des folies d’un genre fort étrange… C’est un vrai typhon qu’un peuple républicain tel que nous, une vaste bête, une divinité malfaisante, une mer qui dévore ceux qui osent monter dessus… »
Et ce qu’il a vu le 13 vendémiaire le conforte dans cette vision pessimiste. Car le carnage a continué rue de Richelieu, quai Voltaire.
« Après la canonnade, la troupe de ligne fusilla tout ce qu’elle put fusiller jusqu’à minuit.
« Elle tirait en haut, en bas, de tous côtés, suivie des filles de joie de ce quartier qui les aidaient en ricanant à dépouiller les morts et à les porter dans la cour du Palais-Royal.
« Les vainqueurs et leurs filles mirent en vente le lendemain matin les dépouilles des Parisiens et les vendirent. »
L’émeute est donc écrasée sans pitié mais, dans les jours qui suivent, la répression est légère. Barras, Tallien, Fréron, les conventionnels se défient de ces « patriotes de 89 », qui ne sont pour ces Thermidoriens républicains que les alliés d’un jour.
On en congédie, en leur distribuant des assignats, en les rémunérant pour qu’ils achèvent à coups de gourdin de chasser la Jeunesse dorée des rues, en lui interdisant de jouer un rôle politique.
Et les « tape-dur » se mettent à l’œuvre.
Les protestations et les suppliques des muscadins ne servent à rien.
« Quoi, parce qu’un homme portera à son habit un collet noir, peut-on lire dans un libelle, il sera par cela même proscrit ? Et par qui ? Par cette classe abjecte, vile et méprisable, d’êtres sans mœurs, sans propriété, vendus au parti qui les paie, de vagabonds que la police ne devrait jamais perdre de vue. »
Mais les conventionnels invitent au contraire les militaires qui assurent le maintien de l’ordre à « rafler » ces jeunes gens le plus souvent « insoumis », et à les rappeler à leur devoir.
« Allez, commande le ministère aux soldats, parcourez tous les coins confiés à votre surveillance. Arrachez à la honte et à l’oisiveté, au crime de la rébellion cette jeunesse insensée qui, dans le sein de l’indifférence, oublie qu’elle a une patrie à défendre, des droits à soutenir, et des lauriers à partager. »
Les rafles se multiplient au café de Chartres, dans les théâtres et tous les lieux publics.
Les jeunes gens se réfugient dans les maisons de jeu, les « étouffoirs » clandestins ou tolérés par la police.
Les « étouffoirs » se multiplient boulevard des Italiens, surnommé le « Petit Coblence ».
Et la Jeunesse dorée se dissout dans les tripots, les salons, les mondanités.
Elle est la principale victime de Vendémiaire.
Ainsi, Paris change en même temps que triomphe Barras qui pousse Bonaparte dans les bras de Joséphine de Beauharnais, et fait de lui un général de division, d’abord commandant en second de l’armée de l’intérieur, puis le commandant en chef, succédant à Barras lui-même.
Les deux hommes sont critiqués, Barras, vicomte de Fox-Amphoux, incarne la corruption du pouvoir.
On chante :
Si sa pourpre est le salaire
laire, laire, laire
Des crimes de Vendémiaire