Le Directoire est au-dessus des factions. Il les combat toutes.
Jeu de rôle.
Loin de ces manœuvres d’habile politique et de cette stratégie des apparences, qui n’arrachent pas le peuple et la nation à la misère, à leur lassitude et à leur dégoût, Bonaparte, en ce mois de février 1797, occupe le port d’Ancône.
Il marche en compagnie de son chef d’état-major, Berthier, sur les quais, regardant vers le large.
« En vingt-quatre heures, dit-il, on va d’ici à la Macédoine. »
Un silence, puis plus bas :
« La Macédoine, terre natale d’Alexandre le Grand. »
HUITIÈME PARTIE
Pluviôse an V – Fructidor an V
Février 1797 – Septembre 1797
« Signez la paix… »
« La France est fatiguée d’avoir
roulé de révolution en révolution. »
BAILLY, réquisitoire au procès de Babeuf et des « Égaux »
devant la Haute Cour réunie à Vendôme
26 avril 1797 (7 floréal an V)
« Tous, mon cher général, ont les yeux fixés sur vous.
Vous tenez le sort de la France dans vos mains.
Signez la paix… et alors mon général venez jouir des bénédictions
du peuple français tout entier qui vous appellera
son bienfaiteur. Venez étonner les Parisiens
par votre modération et votre philosophie. »
Lettre de La VALETTE, aide de camp
du général Napoléon Bonaparte
mai 1797 (prairial an V)
« La loi, c’est le sabre. »
Un officier arrêtant un député du Conseil des Anciens
le 18 fructidor an V (4 septembre 1797)
27.
Bonaparte, en ce mois de ventôse an V (février-mars 1797), ne traverse pas la mer pour s’élancer sur les traces du Grand Alexandre.
Il se contente de rêver au destin fulgurant du Macédonien, d’imaginer qu’un jour viendra, peut-être, où lui aussi comme Alexandre sera dans l’éclat d’une gloire aveuglante.
Mais pour cela il faut, à partir de l’Italie, marcher vers Vienne, franchir les cols des Alpes, les vallées encaissées de la Piave, du Tagliamento et de l’Isonzo, afin de s’enfoncer dans l’empire des Habsbourg.
Il le dit à ses soldats. Il l’écrit aux Directeurs :
« Il n’est plus d’espérance pour la paix qu’en allant la chercher dans les États héréditaires de la maison d’Autriche. »
Il sait qu’il joue une partie décisive.
Le Directoire a nommé le général Hoche à la tête de l’armée de Sambre-et-Meuse. Et avec celle du général Moreau, elle devrait se diriger vers Vienne.
Mais elles piétinent, et Bonaparte craint que les Directeurs n’aient choisi de le laisser affronter seul les troupes autrichiennes, afin qu’il s’y brise les reins.
Il n’a pas confiance dans ces « badauds » de Paris, ces Directeurs que sa gloire naissante inquiète.
Carnot, auquel il écrit que « si l’on tarde à passer le Rhin il sera impossible que nous nous soutenions longtemps », fait mine de ne pas comprendre.
Sans doute Carnot est-il, comme tous les « badauds » bien à l’abri dans leurs fonctions politiques, seulement préoccupé par les élections aux Conseils des Anciens et des Cinq-Cents, qui ont lieu les 1er et 15 germinal an V (le 21 mars et le 4 avril 1797).
Et les républicains du Directoire craignent qu’une vague royaliste ne les chasse du pouvoir.
Ils sentent bien que les électeurs sont las de ceux qu’ils appellent les « scélérats », anciens Jacobins, anciens conventionnels qui ont réussi grâce au décret des deux tiers à continuer de dominer les Conseils.
Ce sont ceux qui ont désigné comme Directeurs cinq régicides. Le peuple dans sa majorité veut rompre avec ces hommes dont le nom seul rappelle la Révolution.
Il choisit des candidats qui, quand on leur pose la question : « Les cloches chanteront-elles si vous êtes élu ? », répondent par l’affirmative.
On veut le retour des prêtres, on veut entendre les carillons, retrouver la religion traditionnelle, et l’on rejette cette religion dite naturelle, cette « théophilanthropie » qu’un La Révellière-Lépeaux veut imposer à la nation, et qui n’est qu’un culte de l’Être suprême agrémenté de quelques cérémonies.
Et les résultats des élections de ce printemps 1797 confirment et avivent les craintes des Directeurs.
Tous les députés élus dans le département de la Seine sont des royalistes, plus ou moins masqués.
L’un d’eux est même un ancien ministre de Louis XVI !
À Lyon, en Provence, ce sont des hommes qui ont mis en œuvre la Terreur blanche qui sont désignés. Quant aux deux cent seize ex-conventionnels qui se représentaient, deux cent cinq ont été battus !
C’est bien le triomphe des « honnêtes gens » sur les « scélérats » qui est publié à Paris : « Le Directoire ne pourra gouverner avec les Conseils, il devra ou conspirer ou obéir ou périr. »
Et déjà, par tirage au sort, l’un des Directeurs, proche de Carnot, Le Tourneur, est remplacé par le ci-devant marquis de Barthélémy, royaliste dissimulé, confirmant ainsi la victoire des clichyens.
Cette révolution de l’opinion s’affiche et se chante dans les rues de Paris, autour des Tuileries où siègent les Conseils, et de ce palais du Luxembourg où se réunissent les Directeurs :
On dit que vers les Tuileries
Est un chantier très apparent
Où 500 bûches bien choisies
Sont à vendre dans ce moment.
500 bûches pour un Louis
Mais bien entendu mes amis
Qu’on ne les livre qu’à la corde !
Sur le boulevard des Italiens plus que jamais « boulevard de Coblence », les « honnêtes gens » mêlés aux inc-oyables et aux me-veilleuses se pavanent.
« Il faut être sans cocarde, porter collet noir sur habit gris aux 18 boutons, en l’honneur de Louis XVIII, sur habit carré, et grosse cravate, au nœud bouffant, démesuré. Il faut avoir toujours à la bouche les qualifications de “Monsieur le Marquis”, de “Monsieur le Bailli”, de “Monsieur le Président”, de “Monsieur le Curé”. »
On se retrouve dans les salons, dans des réunions rue de Lille, à l’ancien hôtel de Montmorency ou à l’hôtel de Salm.
Dans ce dernier se réunit autour de Benjamin Constant un « cercle constitutionnel ».
Les femmes élégantes et brillantes attirent, mais dans les salons huppés l’on se détourne désormais de Thérésa Tallien.
Et ce sont Mesdames de Récamier et de Staël, la royaliste Madame de Montesson qui gouvernent le plus d’invités influents.
Mais le pouvoir attire toujours.
Barras reçoit au palais du Luxembourg, Sieyès, chez lui rue du Rocher, et l’ancien évêque d’Autun Talleyrand, dont on murmure qu’il sera bientôt ministre des Affaires étrangères, en son hôtel particulier, proche du Luxembourg.
Les journaux rapportent les propos tenus dans ces soirées, les racontent.
« Chez Madame de Viennais ? On joue. Chez Madame Tallien ? On négocie. Chez Madame de Staël ? On s’arrange. Chez Ouvrard ? On calcule. Chez Antonelle ? On conspire. Chez Talleyrand ? On persifle. Chez Barras ? On voit venir. À Tivoli ? On danse. Aux Conseils ? On chancelle. À l’institut ? On bâille ! »
La vie mondaine, les intrigues de salon, paraissent n’être que parades, futilités, bavardages sans conséquence. Mais ce n’est qu’apparence.
« Tout semble calme, commente Le Courrier républicain, et cependant il n’est personne qui ne s’attende à quelque prochain événement. »