Il se produit dès le 20 mai 1797 (1er prairial) quand les nouveaux Conseils des Anciens et des Cinq-Cents portent à leur présidence respective, l’un le ci-devant marquis de Barbé-Marbois, ancien diplomate de Louis XVI, et l’autre le général Pichegru, soupçonné d’être entré en relation avec les envoyés de Louis XVIII.
Et aussitôt la nouvelle majorité propose des mesures en faveur des prêtres, et la liberté de « sonner des cloches », et le contrôle des comptes du Directoire, qu’on accuse de dilapider – à quelles fins ? – les millions que lui envoie Bonaparte.
Celui-ci n’ignore rien de ce qui se trame à Paris. Il s’est enfoncé en territoire autrichien. Il a atteint la ville de Leoben, et il a proposé à l’Autriche que s’engagent des « préliminaires de paix ».
Il n’a pas consulté les Directeurs. Il a décidé de proposer à l’Autriche un troc : Venise paiera à Vienne la rive gauche du Rhin et la Belgique abandonnée à la France, car c’est l’Italie « padane » qui importe à Bonaparte.
Il a aidé les patriotes italiens à créer une République cisalpine. Il a écrasé une révolte antifrançaise à Vérone, « quatre cents soldats français massacrés ».
Et ces « Pâques véronaises » ensanglantées – peut-être suscitées par les services secrets de l’armée d’Italie, pour fournir à Bonaparte un prétexte – ont permis d’investir et d’occuper Venise, le gage pour l’Autriche, d’y arrêter un agent monarchiste, le comte d’Antraigues, de saisir ses papiers et de commencer à les lire, d’y découvrir le nom de Pichegru, et le détail des négociations conduites entre Louis XVIII et le général aujourd’hui président du Conseil des Cinq-Cents !
Bonaparte médite.
Il dispose avec les « papiers » d’Antraigues d’une arme puissante contre les royalistes présents désormais dans les Conseils de la République.
Et il sent bien que parmi les Directeurs, Carnot et le ci-devant marquis de Barthélémy sont disposés à aider le Ventre, ces députés modérés, à faire lentement glisser la République vers une restauration.
Même si Carnot, régicide, est sincèrement républicain, et même si le ci-devant Barthélémy est un homme timoré.
En face de ces « modérés », il y a ces triumvirs, Barras, Reubell, La Révellière-Lépeaux, ce dernier exaspéré par le regain de foi catholique, ce que les modérés appellent l’« antique culte de nos pères ».
Et La Révellière-Lépeaux d’appuyer les républicains qui s’indignent, protestent, déclarent :
« Vous qui parlez sans cesse de la religion de nos pères, non, vous ne nous ramènerez pas à d’absurdes croyances, à de vains préjugés, à une délirante superstition. »
Bonaparte sait que ces triumvirs, et d’abord Barras, ne sont pas hommes à se laisser déposséder du pouvoir.
Mais Bonaparte ne veut plus être seulement le glaive, le bras armé de Barras, comme il l’a été le 13 Vendémiaire.
Il veut jouer sa partie, à son profit, apparaître comme l’homme qui a conclu la paix, avec le pape Pie VI, et maintenant avec l’Autriche.
Et ses courriers déjà parcourent les routes d’Europe, vers les états-majors des généraux Moreau et Hoche, pour leur annoncer que les préliminaires de paix ont été ouverts à Leoben.
D’autres courriers apportent les propositions au Directoire qui ne pourra que les approuver.
Voudrait-il, alors que tout le pays aspire à la paix, apparaître comme le gouvernement partisan de la continuation de la guerre ?
Le Directoire sait-il que, à chaque halte, les courriers de Bonaparte ont clamé que le général en chef de l’armée d’Italie avait ébauché avec Vienne une paix victorieuse ? Et la foule d’acclamer.
Bonaparte a envoyé à Paris son aide de camp, La Valette.
L’officier est porteur d’une lettre pour les Directeurs qui leur annonce que les préliminaires de paix avec l’Autriche sont engagés, aux conditions fixées par Bonaparte.
« Quant à moi, je vous demande du repos, conclut Bonaparte. J’ai justifié la confiance dont vous m’avez investi et acquis plus de gloire qu’il n’en faut pour être heureux… La calomnie s’efforcera en vain de me prêter des intentions perfides, ma carrière civile sera comme ma carrière militaire, une et simple… »
Ces derniers mots font trembler les Directeurs.
Que veut ce Bonaparte qui demande un « congé pour se rendre en France » ?
Et en même temps, ce général Vendémiaire peut être indispensable, avec son armée victorieuse et chantée par le peuple, pour briser ces Conseils pénétrés de royalisme.
Le Directoire, dans ces conditions, ne peut qu’approuver le dernier état des préliminaires de paix : Venise – occupée par les Français – sera livrée à l’Autriche en échange de la rive gauche du Rhin et de la Belgique.
Quant à la Lombardie, à l’Émilie, cette riche plaine du Pô, elles deviennent le cœur d’une République cisalpine.
Bonaparte reçoit enfin le premier courrier que lui adresse de Paris son aide de camp La Valette.
« Tous, mon cher général, ont les yeux fixés sur vous, écrit l’officier. Vous tenez le sort de la France entière dans vos mains. Signez la paix et vous la faites changer de face comme par enchantement. Et alors, mon général, venez jouir des bénédictions du peuple français tout entier qui vous appellera son bienfaiteur.
« Venez étonner les Parisiens par votre modération et votre philosophie. »
Napoléon Bonaparte aime ce printemps 1797.
L’an V est pour lui une année faste.
28.
Bonaparte, en ce printemps de l’an V, rêve donc de rentrer en France avec la gloire du général vainqueur et l’aura rassurante du faiseur de paix.
Mais il ne veut pas brûler ses chances, et ne jouer que les utilités, en se mettant au service de ces triumvirs, Barras, Reubell, La Révellière-Lépeaux, républicains certes, mais surtout décidés à conserver le pouvoir.
Ces Directeurs recherchent un « bon » général, pour disperser à coups de plat de sabre les membres du Conseil des Cinq-Cents ou des Anciens, ce Ventre royaliste ou tenté de se rallier à une restauration.
Pour Bonaparte, point question de n’être que cet instrument.
Il répète :
« Je ne voudrais quitter l’armée d’Italie que pour jouer un rôle à peu près semblable à celui que je joue ici et le moment n’est pas encore venu… »
Il va observer les « badauds de Paris ». Il veut être indispensable sans pour autant se compromettre en leur compagnie. Il sait bien que l’opinion les méprise, comme elle rejette les députés du Ventre.
Elle veut des hommes – un homme nouveau.
Il peut être celui-là.
Il a lu avec attention les papiers contenus dans le portefeuille rouge saisi sur ce comte d’Antraigues qui tentait de fuir Venise.
Il s’agit de rapports faits à d’Antraigues par un agent royaliste, Montgaillard.
Y est consigné le détail de toutes les négociations conduites par le général Pichegru avec les envoyés de Louis XVIII. Pièces accablantes pour Pichegru devenu président du Conseil des Cinq-Cents !
Il avait obtenu pour prix de sa trahison le titre de maréchal, la croix de commandeur de Saint-Louis, le château de Chambord, deux millions en numéraire payés comptant, cent vingt mille livres de rentes, réversibles pour moitié à sa femme, pour quart à ses enfants, et même quatre pièces de canon !
Bonaparte veut obtenir de D’Antraigues qu’il recopie ces documents en excluant toutes les indications qu’ils contiennent quant aux relations conclues entre des officiers de l’armée d’Italie et des envoyés de Louis XVIII. Il faut que ces pièces expurgées, réécrites, n’aient pour cible que Pichegru et les royalistes qui le suivent.
« Vous êtes trop éclairé, vous avez trop de génie, dit Bonaparte à d’Antraigues, pour ne pas juger que la cause que vous avez défendue est perdue. Les peuples sont las de combattre pour des imbéciles et les soldats pour des poltrons. La révolution est faite en Europe, il faut qu’elle ait son cours. Voyez les armées des rois : les soldats sont bons, les officiers mécontents et elles sont battues. »