Et Talleyrand, fervent partisan de Bonaparte, insiste auprès de Barras pour que l’on fasse appel à lui, puisque Hoche a dû quitter son poste et Paris.
Mais Bonaparte ne veut pas que son nom soit souillé par cette « guerre de pots de chambre » qui se déroule à Paris.
Les affrontements dans les salons entre clichyens et constitutionnels ne sont pas dignes de lui. De même les rixes qui, chaque jour, opposent au Champ-de-Mars les militaires aux jeunes gens qui portent un collet noir ne peuvent que ternir sa légende.
Le vainqueur de Lodi, d’Arcole, de Rivoli, le général victorieux, faiseur de paix, peut-il être mêlé à la « querelle des collets noirs » ?
« J’ai vu les rois à mes pieds, dit-il, j’aurais pu avoir cinquante millions dans mes coffres… »
Devant Berthier, son chef d’état-major et son confident, Bonaparte ajoute :
« Un parti lève la tête en faveur des Bourbons. Je ne veux pas contribuer à son triomphe. Les Français, il est vrai, n’entendent rien à la liberté. Il leur faut de la gloire, des satisfactions de vanité. Je veux bien un jour affaiblir le parti républicain mais je ne veux pas que ce soit au profit de l’ancienne dynastie, définitivement, je ne veux pas du rôle de Monk qui rétablit la monarchie en Angleterre après Cromwell, je ne veux pas le jouer et je ne veux pas que d’autres le jouent. »
Bonaparte ne joue qu’à son profit.
C’est le général Augereau qui va gagner Paris, à la tête de cinq mille hommes et dans ses bagages un coffre contenant trois millions pour Barras.
Le Directoire va nommer ce fils de maçon qui a servi dans les armées russe et prussienne avant de déserter pour s’enrôler dans la garde nationale, commandant de la 17e division militaire dont dépend Paris.
Il arrive dans la capitale le 7 août 1797 (20 thermidor an V). Et il écrit aussitôt à Bonaparte :
« Je promets de sauver la République des agents du Trône et de l’Autel. »
Le courrier qui porte ce message à Bonaparte est chargé d’une missive de La Valette.
L’aide de camp conseille à Bonaparte de ne pas se compromettre dans les répressions qui se préparent à Paris.
« Les papiers d’Antraigues, écrit La Valette, seront le prétexte à la répression et le coup de grâce. Les victimes sont déjà désignées. On imprime déjà secrètement la confession de D’Antraigues prouvant la trahison de Pichegru. Des affiches seront posées sur les murs dénonçant le complot de l’étranger. »
Et selon La Valette, Augereau fait tinter ses éperons sur les marches du palais du Luxembourg, déclarant, le poing serré sur le pommeau de son sabre :
« Je suis arrivé pour tuer les royalistes… La pureté et le courage de mes soldats sauveront la République du précipice affreux où l’ont plongée les agents du Trône et de l’Autel. »
Dans le château de Passariano, proche de Campoformio, Napoléon Bonaparte, loin du théâtre où va se jouer la pièce qu’il a mise en scène, attend.
30.
En cette fin du mois d’août et en ces premiers jours du mois de septembre 1797 (fructidor an V), Paris est calme.
Personne ne semble se soucier de la présence de près de trente mille soldats qui se trouvent à quelques kilomètres de la capitale, à la limite de ce périmètre constitutionnel qu’ils ne doivent pas franchir.
Mais qui pourrait leur résister ?
La garde du Directoire, rassemblée aux Tuileries et que commande le général Ramel, un officier qui a dénoncé la conspiration royaliste mais qu’on soupçonne cependant de sympathie pour les clichyens, et pour le général Pichegru, ne compte que huit cents grenadiers !
Et ce ne sont pas les députés des Conseils ou le peuple qui défendront le Directoire !
Alors, dans les cafés, les salons, entre les rumeurs qui annoncent un coup de force du général Augereau, on s’abandonne aux futilités, à la débauche.
« Le plaisir est à l’ordre du jour », répètent les journaux.
On s’y livre avec une sorte de frénésie, mais l’on murmure : « C’est le calme trompeur qui précède l’orage. »
On lit à la première page des gazettes :
« Un événement : le changement de coiffure des dames Tallien et Bonaparte. Elles s’étaient longuement distinguées par leur superbe chevelure noire mais enfin il a fallu céder à la manie des perruques blondes. »
Et quelques jours plus tard, on annonce que « les cheveux à la grecque à double et triple rang sont en faveur ».
On hausse les épaules quand quelqu’un rapporte que, au sein du Directoire, Carnot est chaque jour menacé, insulté par Barras et Reubell, et accusé de complicité avec les royalistes.
Barras le lui reproche d’autant plus qu’au temps de Robespierre Carnot n’a, selon lui, rien fait pour s’opposer aux terroristes, au contraire il dressait des listes de traîtres à envoyer au Tribunal révolutionnaire.
Barras et Carnot en seraient même venus aux mains, Barras criant :
« Pas un pou de ton corps qui ne soit en droit de te cracher au visage. »
Il avait fallu les séparer.
Et puis on recommençait à papoter.
« Ce qui occupe, c’est la grande dispute du chapeau spencer et du chapeau turban. »
On se demande si la mode du soulier de maroquin vert va se répandre. On dit que les élégantes le portent, le soir, quand elles se rendent au bal ou au théâtre. On danse dans trois cents lieux, on se presse dans l’une des trente salles de théâtre.
On y voit la Beauharnais, et Madame Tallien qui divorce et règne aux côtés de Barras.
Jamais les mœurs n’ont été aussi libres. « C’est Sodome et Gomorrhe », dit Mallet du Pan.
Et les rapports de police affirment qu’il est « impossible de se faire une idée de la dépravation publique ».
L’un des commissaires ajoute :
« Les catholiques s’apitoient sur le sort de la religion qui, étant persécutée, ne peut plus mettre un frein salutaire à tous ces déportements. Mais les royalistes sourient de cette dépravation. Ils sentent combien cet esprit de dissolution qui s’introduit dans toutes les classes de la société fait rétrograder l’esprit républicain. »
Il faudrait des lois « fortes », dit-on.
Et le commissaire ajoute que partout l’on réclame des « institutions sages et républicaines ».
Mais qui veut prendre des risques pour les rétablir ?
On attend.
Les « honnêtes gens » – les bourgeois de Paris – refusent de s’enrôler dans la garde nationale. Ils voudraient empêcher le retour des « horreurs d’une nouvelle révolution », mais ils craignent la restauration.
Or, la rumeur se répand que les députés royalistes veulent « déposséder les acquéreurs de biens nationaux ». Ne viennent-ils pas, le 7 fructidor (24 août), de révoquer les lois contre les prêtres réfractaires ?
On assure que les royalistes préparent une « Saint-Barthélemy des républicains ». On réviserait le procès de Louis XVI, et on enverrait aux galères tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, avaient été complices de la Révolution.
Et on assure que les « droits féodaux », les aides et les gabelles vont être rétablis.
La police qui recueille ces rumeurs s’emploie aussi à les diffuser !
Et l’on prétend dans ces premiers jours de fructidor qu’un coup de force royaliste se prépare.
Le 15 fructidor, affirme-t-on, un colonel est venu proposer aux députés royalistes de faire enlever Barras et Reubell et de les supprimer.
Dans la matinée du 17 fructidor, un mouchard – le prince de Carency – vient avertir Barras que les royalistes s’apprêtent à mettre les triumvirs – Reubell, La Révellière-Lépeaux, et Barras – en accusation.