La seule figure qui suscite l’enthousiasme est celle de ce général Bonaparte.
Les rapports de police indiquent tous qu’« on exalte de tous côtés ses louanges ».
On aime ce « général pacificateur » qui dit :
« C’est un grand malheur pour une nation de trente millions d’habitants et au XVIIIe siècle d’avoir recours aux baïonnettes pour sauver la patrie. »
On lit qu’il a promis aux citoyens de deux Républiques sœurs qu’il a créées en Italie – la ligurienne et la cisalpine -l’ordre et la liberté, la paix aux consciences, le droit pour chacun de pratiquer sa religion et de jouir de ses biens.
Il est un homme nouveau, qui n’a jamais tenu, lors des journées révolutionnaires et pendant la Terreur, un rôle de premier plan.
Il a été sur le théâtre intérieur, et dans ces années cruciales de 1789 à 1794, plus témoin qu’acteur.
On l’attend.
Le 3 décembre 1797, il quitte Rastadt pour Paris.
Il fait une halte à Nancy, où les francs-maçons de la Loge Saint-Jean de Jérusalem l’accueillent.
Il ne porte plus l’uniforme. Il voyage en voiture de poste comme un bourgeois.
Il arrive à Paris le 5 décembre 1797 (15 frimaire an VI).
Il rentre chez lui, rue Chantereine. Joséphine n’a pas encore regagné Paris.
La rue a changé de nom. Elle s’appelle désormais « rue de la Victoire ».
32.
Il est là « chez sa femme ».
La foule se presse rue de la Victoire pour l’apercevoir, « pâle sous les longs cheveux noirs », le visage osseux, le menton affirmé, l’expression volontaire, maigre, serré dans une redingote noire, marchant d’un pas saccadé, ne paraissant pas voir ces citoyens qui l’acclament :
« Vive Bonaparte ! Vive le général en chef de l’armée d’Italie ! »
Que pense-t-il ?
Les Directeurs, les ministres, les députés s’interrogent.
A-t-il vraiment dit : « Si je ne puis être le maître je quitterai la France » ?
Tous veulent le rencontrer, le sonder.
On murmure déjà – et certains journaux le répètent en ces jours de frimaire an VI (décembre 1797) qui suivent son arrivée à Paris – qu’il aspire à la dictature.
Le Directeur Reubell, soupçonneux, le reçoit à dîner, dès le 8 décembre. Bonaparte reste le plus souvent silencieux, laissant Reubell évoquer avec le patriote suisse Pierre Ochs assis à sa gauche le soutien que la République française doit apporter aux patriotes suisses qui veulent transformer leur pays en une République sœur, « une et indivisible ».
Mais il faut pour cela, en s’appuyant sur le canton de Vaud, chasser les Bernois, les vaincre. Et il faut charger le général Brune, ancien membre du club des Cordeliers, un ami de Marat, un républicain résolu, de cette mission.
Bonaparte approuve d’un simple mouvement de tête. Il ne veut pas se découvrir. Il doit paraître modeste, respectueux du Directoire.
Deux jours plus tard, c’est le ministre des Relations extérieures, Talleyrand, qui l’invite en son hôtel de Galliffet, rue du Bac.
De l’ancien évêque d’Autun, qui a prudemment vécu hors de France durant la Terreur, on murmure le pire ; qu’il loue ses services à l’Autriche, à la Prusse ou à l’Angleterre, fort cher, favorisant l’une ou l’autre puissance en fonction des sommes qu’on lui offre.
« Tout s’achète ici, a dit le représentant de la Prusse à Paris. Le ministre des Relations extérieures aime l’argent et dit hautement que sorti de sa place il ne veut pas demander l’aumône à la République. »
Talleyrand accueille Bonaparte dans les salons de l’hôtel de Galliffet avec une prévenance un peu ironique et distante, en grand seigneur, le cou enveloppé dans une cravate très haute, la poitrine serrée dans une redingote large.
Talleyrand parle d’une voix grave. Il domine Bonaparte de la tête et des épaules. Il a convié en son hôtel une foule de personnalités désireuses de voir ce général victorieux.
On entoure Bonaparte, on le félicite.
« Citoyens, dit Bonaparte, je suis sensible à l’empressement que vous me montrez. J’ai fait de mon mieux la guerre et de mon mieux la paix. C’est au Directoire à savoir en profiter, pour le bonheur et la prospérité de la République. »
Cette prudence et cette mesure inquiètent plus qu’elles ne rassurent. Bonaparte a la modestie éclatante ! Et les Directeurs s’en méfient.
Mais il faut l’engluer dans les honneurs, et le Directoire organise au palais du Luxembourg une réception à la gloire du « général pacificateur ».
En arrivant au palais ce 10 décembre 1797 (20 frimaire an VI) Bonaparte paraît ne pas entendre la foule enthousiaste qui s’est rassemblée dans les rues qui conduisent au palais.
On crie : « Vive Bonaparte ! Vive le général de la grande armée ! »
Les cinq Directeurs qui l’accueillent dans leur costume d’apparat brodé d’or, leurs dentelles, leurs grands manteaux, leur chapeau noir retroussé d’un côté et orné d’un panache tricolore, ressemblent à des mannequins raides.
Barras est le plus majestueux.
Bras croisés, il toise Bonaparte comme s’il voulait lui rappeler que c’est lui qui est à l’origine de cette gloire, de cette fortune et même de ce mariage avec Joséphine, et qu’il n’oublie pas le désarroi, la pauvreté, de ce Buonaparte qui traînait son sabre et son ambition.
Et maintenant, voici Napoléon Bonaparte accueilli par Talleyrand qui au nom du Directoire tresse des lauriers au général victorieux.
« Personne n’ignore, dit Talleyrand, son mépris profond pour l’éclat, pour le luxe, pour le faste, ces méprisables ambitions des âmes communes. Ah, loin de redouter son ambition, je sens qu’il nous faudra peut-être le solliciter un jour pour l’arracher aux douceurs de sa studieuse retraite. »
La cérémonie, note un témoin, est d’un « froid glacial ».
« Tout le monde avait l’air de s’observer et j’ai distingué sur toutes les figures plus de curiosité que de joie, ou de témoignage de vraie reconnaissance. »
Bonaparte a répondu à Talleyrand que « le peuple français pour être libre avait les rois à combattre. Pour obtenir une Constitution fondée sur la raison, il y avait dix-huit siècles de préjugés à vaincre… Lorsque le bonheur du peuple français sera assis sur les meilleures lois organiques, l’Europe entière deviendra libre. »
Ces mots font trembler.
On sait que Bonaparte, en Italie, a lui-même rédigé les Constitutions des Républiques ligurienne et cisalpine. Voudrait-il faire de même avec la Constitution française ?
Lorsqu’il rencontre Barras, quelques jours plus tard, il dit que « le régime directorial ne peut durer. Il est blessé à mort depuis le coup d’État du 18 fructidor. La majorité de la nation, Jacobins et royalistes, le rejette. »
Il faudrait, a-t-il osé dire à Barras, que le Directoire l’accueille parmi ses Directeurs, lui, Bonaparte, général pacificateur, que la foule acclame. Lui seul pourrait redonner confiance en un régime décrié.
Barras s’est cabré, a tonné :
« Tu veux renverser la Constitution, Bonaparte ? Tu n’y réussiras pas et ne détruiras que toi-même. »
Porte fermée devant Bonaparte. La « poire n’est pas mûre » ; le pouvoir ne cédera pas, n’offrira pas un siège à Bonaparte.
On cherchera donc à l’éliminer. Peut-être en l’empoisonnant. Des lettres anonymes l’avertissent. On veut le tuer.
Au banquet de huit cents couverts organisé par les deux Conseils – quatre services, huit cents laquais, trente-deux maîtres d’hôtel, et du vin du Cap, du tokay, des carpes du Rhin et toutes sortes de primeurs –, Bonaparte a son propre serviteur, qui change ses couverts et lui présente des œufs à la coque.