Bonaparte ne se laissera pas empoisonner, ni séduire.
Il est de nouveau invité par Talleyrand qui donne en son honneur, le 3 janvier 1798, une fête fastueuse à l’hôtel de Galliffet, et on y joue une contredanse appelée La Bonaparte.
On y chante un refrain qui célèbre Joséphine, celle qui doit, au nom de la France, « prendre soin du bonheur du guerrier, du héros vainqueur ». Et Bonaparte est élu, à la place de Carnot, membre de l’institut, dans la « classe de sciences physiques et mathématiques, section des Arts mécaniques ».
Et c’est seulement au titre de membre de l’institut qu’il assiste, parmi ses collègues savants, à la cérémonie qui, le
21 janvier 1798 place Saint-Sulpice, commémore la mort de Louis XVI. Barras, au nom de tous les participants, prête le serment de « haine à la royauté et à l’anarchie ».
Les chœurs chantent le Serment républicain, musique de Gossec, paroles de Chénier :
Si quelque usurpateur veut asservir la France
Qu’il éprouve aussitôt la publique vengeance
Qu’il tombe sous le fer, que ses membres sanglants
Soient livrés dans la plaine aux vautours dévorants.
Bonaparte, habile, a été présent à ce qu’il appelle une « cérémonie anthropophage » sans y jouer aucun rôle. Car il ne veut apparaître ni partisan des « régicides », se coupant ainsi des royalistes, ni favorable à une restauration, devenant dès lors l’ennemi des républicains.
Il veut être au-dessus des factions. Mais l’inaction lui pèse.
« Il semblait que la terre lui brûlait les pieds », note La Révellière-Lépeaux.
Et son impatience est d’autant plus grande que le peuple continue de l’acclamer.
S’il se rend au Théâtre des Arts, les spectateurs se lèvent dès qu’ils l’aperçoivent dans une loge. Mais le risque existe aussi qu’après quelques mois passés à Paris, l’attention ne se détourne de lui. Car les armées du Directoire continuent d’agir sans lui.
Le général Joubert a fructidorisé la Hollande, en imposant un régime républicain centralisé, en créant une République sœur, batave, une et indivisible.
Les troupes françaises sont entrées à Rome, et Berthier en a chassé le pape Pie VI.
Le général Brune a occupé Berne et Fribourg. La République suisse est née.
Le Directeur Reubell, né à Colmar, n’a eu de cesse que de réussir à annexer Mulhouse.
Et chaque fois qu’est créée une République sœur, le Directoire puise dans ses caisses pour alimenter le Trésor national.
Comment dans ces conditions rester l’Unique, illuminé par la gloire, et apparaître comme celui qui peut arracher le pouvoir des mains de ces Directeurs corrompus ?
Bonaparte s’interroge.
Il a parcouru les côtes de la Manche, découvert que l’armée d’Angleterre, qu’il commande, ne pourra jamais briser le blocus de la flotte anglaise. Tenter de le faire « est un coup de dés trop chanceux, dit Bonaparte. Je ne veux pas jouer ainsi le sort de cette belle France. »
Et le sien.
Il rentre à Paris, étudie ce rapport que Talleyrand a soumis au Directoire.
Le ministre préconise la conquête de l’Égypte, moyen de tourner l’Angleterre « sous les rapports du commerce soit de l’Inde, soit d’ailleurs ».
Et Talleyrand suggère que cette entreprise soit confiée au général Bonaparte.
Moyen commode de l’éloigner, de l’enliser dans les sables de l’Orient, en paraissant lui offrir une nouvelle gloire alors que chacun pense qu’il s’agit là d’une victoire impossible, à supposer même que l’on réussisse à traverser la Méditerranée, en échappant à la flotte anglaise.
Bonaparte n’ignore rien des intentions du Directoire.
Mais, dit-il :
« Je ne veux pas rester ici. Il n’y a rien à faire. Les Directeurs ne veulent entendre à rien. Je vois que si je reste je suis coulé dans peu. Tout s’use ici. Je n’ai déjà plus de gloire, cette petite Europe n’en fournit pas assez. Il faut aller en Orient, toutes les grandes gloires viennent de là. »
Il dicte ses conditions aux Directeurs : autorité illimitée, faculté de nommer à tous les emplois, droit d’opérer son retour en France quand il le voudra…
Le 15 ventôse (5 mars 1798) le Directoire décide une expédition en Égypte, en donne le commandement à Napoléon Bonaparte, aux conditions qu’il a fixées.
Bonaparte va quitter Paris, la France. On cessera d’entendre son sabre traîner sur le sol.
Et qui peut croire qu’il échappera au piège que viennent de lui tendre les Directeurs et son imagination ?
33.
Bonaparte sait que les Directeurs souhaitent que l’Égypte soit son tombeau.
Ils veulent conserver à tout prix le pouvoir face à une opinion qui les rejette et qu’ils craignent d’autant plus que le 9 avril 1798 (20 germinal an VI) les assemblées électorales vont se réunir pour renouveler plus de la moitié du Corps législatif, quatre cent trente-sept députés sur sept cent cinquante.
Barras, habile politique au flair aiguisé, sent bien la force du mouvement de rejet qui monte du pays.
On veut « crever les ventres pourris ».
On crie « Sus à la corruption ».
On crache avec fureur quand on entend prononcer le nom de Barras, de Merlin de Douai.
On dit que ce dernier entretient un harem de demoiselles.
Que Reubell, entouré de fripons, se gave.
Que La Révellière-Lépeaux n’est qu’un tartuffe avec sa religion théophilanthropique, dont il est le bigot.
Et le nouveau Directeur – il remplace François de Neufchâteau – Treilhard, un conventionnel régicide, est une brute enrichie.
Les ministres sont aussi corrompus que les Directeurs.
Ramel n’est au ministère des Finances que le serviteur des nouveaux riches, l’homme dont la banqueroute des deux tiers a ruiné les rentiers.
Talleyrand est une « pourriture », ses salons des « latrines publiques ».
Il a été dénoncé devant le Congrès des États-Unis par le président John Adams pour avoir essayé d’extorquer à des envoyés des États-Unis, arrivés à Paris pour négocier, d’énormes pots-de-vin. Les Américains ont refusé, regagné les États-Unis et averti le président Adams.
Mais Talleyrand continue de se pavaner dans son hôtel de Galliffet.
Barras s’inquiète.
Les électeurs peuvent, en dépit de leurs différences, se coaliser, élire des « anarchistes » ou des royalistes. Et s’ils obtiennent la majorité aux Conseils des Cinq-Cents et des Anciens – Barras le craint –, ils renouvelleront les Directeurs.
Adieu le pouvoir ! Adieu le luxe et les femmes, l’argent et la soie ! Adieu, les agapes chez les restaurateurs du Palais-Royal !
Et c’est pour empêcher que cette « coalition » anarchiste et royaliste ne se donne pour chef Bonaparte, le général capable de séduire et d’entraîner le peuple, qu’on souhaite le voir s’éloigner au plus tôt, en espérant qu’il sera enseveli dans l’une de ces pyramides qui sont, dit-on, les tombeaux des pharaons.
Bonaparte n’est pas dupe. Ce départ l’arrange.
Il ne veut pas être mêlé à un nouveau coup d’État, auquel, il le devine, songent les Directeurs.
Le 1er germinal an VI (21 mars 1798), ils ont célébré avec faste la « fête de la Souveraineté du peuple », eux qui ont réalisé le coup d’État du 18 Fructidor, mis en place cette terreur masquée qui, petitement mais méticuleusement, écrase la nation, proscrit en Guyane, le pays de la « guillotine sèche ».
Et, à peine la fête de la Souveraineté du peuple est-elle achevée, qu’ils décrètent que les pouvoirs des nouveaux élus seront vérifiés… par les députés sortants !