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Ainsi, les Directeurs et les députés qui les soutiennent choisiront parmi les députés élus ceux qui leur conviennent et déclareront inéligibles tous les autres.

Leur journal, Le Publiciste, annonce à la veille des élections que « si des terroristes étaient élus, ils ne seraient pas reçus et les départements qui les auraient choisis resteraient sans députés ».

Quand deux journaux – décrétés aussitôt « anarchistes » –, Les Hommes libres et L’Ami des lois, protestent contre cette intention « liberticide », ils sont supprimés.

Bonaparte sait que, s’il veut conserver sa popularité, il ne doit pas s’enfoncer dans les marécages de cette politique nauséabonde, que les citoyens méprisent.

Il ne doit pas être confondu avec les « ventres dorés et pourris ».

« Il n’y a rien à faire avec ces gens-là, dit-il. Les Directeurs ne comprennent rien de ce qui est grand. »

Il utilise leur désir de le voir s’éloigner pour leur arracher le droit de choisir les généraux qu’il veut emmener avec lui, les savants, les artistes qui l’accompagneront.

Et obtenir le rassemblement d’une armada à Toulon, pour transporter trente mille fantassins, trois mille cavaliers – sans chevaux, on trouvera les montures sur place –, cent pièces d’artillerie, cent cartouches par homme, et neuf millions pour les dépenses.

Il veut carte blanche.

Et les Directeurs lui concèdent tout. Ils pensent à la dalle funéraire et au sable qui recouvrira ce général ambitieux, populaire, dangereux pour eux.

Et Bonaparte laisse le rêve l’emporter.

« Je coloniserai l’Égypte, dit-il. Je ferai venir des artistes, des ouvriers de tous genres, des femmes, des acteurs. Six ans me suffisent, si tout me réussit, pour aller dans l’Inde… Je veux parcourir l’Asie Mineure en libérateur, arriver triomphant dans la capitale de l’ancien continent, chasser de Constantinople les descendants de Mahomet et m’asseoir sur son trône… »

Ses proches sont fascinés et accablés. Six années loin de Paris ? Que sera devenue la France ?

L’écrivain Arnault, qui a écrit de nombreux articles panégyriques dans les journaux de l’armée d’Italie, s’emporte.

« Le Directoire veut vous éloigner. La France veut vous garder, lance-t-il à Bonaparte. Les Parisiens vous reprochent votre modération. Ils crient plus fort que jamais contre le gouvernement et les Directeurs. Ne craignez-vous pas qu’ils finissent par crier contre vous ? »

« Si je montais à cheval, personne ne me suivrait », dit-il.

Il faut donc partir pour ne pas être compromis.

Il quitte Paris le 6 mai 1798 (17 floréal an VI).

Personne ne pourra l’accuser d’être complice des Directeurs et des députés.

Le 22 floréal, les Cinq-Cents puis les Anciens décident de valider les élections qui viennent de se tenir, dans quarante-huit départements sur quatre-vingt-seize.

Dans les autres, on annule en tout ou partie les scrutins.

C’est une « épuration ».

Et sous couvert de légalité, on espère que ce coup d’État du 22 floréal an VI (11 mai 1798) aura écarté ceux que les Directeurs et leurs suppôts appellent des « anarchistes », des « royalistes déguisés ».

Cent quatre députés ont été exclus des Conseils et cinquante-trois ne sont pas remplacés.

Le dégoût submerge le pays.

Barras peut se réjouir du succès de sa manœuvre.

Il a réussi ce qu’il appelle la « bascule ».

Avec le coup d’État du 18 Fructidor, il avait écarté les partisans « d’un fantôme de roi ».

Avec le coup d’État du 22 Floréal, il croit avoir mis son pouvoir à l’abri des adeptes de Robespierre et de Babeuf.

Ainsi, affirme Barras, grâce à cette « bascule » le Directoire peut être « républicain », et « conservateur » des principes de la Révolution.

Bonaparte apprend ces décisions du Directoire alors qu’il se trouve à Toulon, face à cette flotte de cent quatre-vingts navires, ancrés dans la rade.

Qu’aurait-il gagné, à traîner dans les couloirs du palais du Luxembourg ?

Complice de Barras ou opposant, il n’aurait pas été le maître. Ici, il peut s’adresser à des milliers d’hommes en armes prêts à lui obéir et dont il sent l’enthousiasme.

« Officiers et soldats, dit-il, je vais vous mener dans un pays où par vos exploits futurs vous surpasserez ceux qui étonnent aujourd’hui vos admirateurs, et rendrez à la patrie des services qu’elle a droit d’attendre d’une armée invincible. »

Il s’interrompt puis, plus fort encore, il lance :

« Je promets à chaque soldat qu’au retour de cette expédition, il aura à sa disposition de quoi acheter six arpents de terre. Vive la République immortelle ! »

Le 19 mai 1798 (30 floréal an VI), Napoléon Bonaparte embarque sur le navire amiral L’Orient.

Il se tient sur la passerelle.

Il dit aux officiers de son état-major qui se pressent autour de lui :

« Je mesure mes rêveries au compas de mon raisonnement. »

DIXIÈME PARTIE

19 mai 1798 – 9 novembre 1799

30 floréal an VI -18 brumaire an VIII

« La Révolution est finie ! »

 

« Rien dans l’histoire ne ressemble à la fin du XVIIIe siècle.

Rien dans la fin du XVIIIe siècle ne ressemble

au moment actuel. »

BONAPARTE

le 18 brumaire an VIII

(9 novembre 1799)

« Citoyens, la Révolution est fixée aux principes

qui l’ont commencée : elle est finie ! »

Déclaration des trois nouveaux Consuls,

Bonaparte, Cambacérès, Lebrun

le 24 frimaire an VIII

(15 décembre 1799)

34.

Napoléon ne quittera que rarement la passerelle de L’Orient.

Il voit défiler les côtes de Corse. Au-delà du cap de Bonifacio se profilent sur l’horizon les cimes de la Sardaigne. Après l’on voguera vers la Sicile, puis Malte, la Crète, Alexandrie enfin.

Il rêve. Et Le Chant du départ accompagne ses songes.

Le refrain de ce chant révolutionnaire que toutes les armées de la République entonnent depuis 1794 est repris en chœur par les soldats massés sur le pont de chacun des navires.

La République nous appelle

Sachons vaincre ou sachons périr

Un Français doit vivre pour elle

Pour elle un Français doit mourir.

Un convoi parti de Civitavecchia rejoint la flotte. Et ce sont trois cents navires qui se présentent devant Malte.

Bombardement. Débarquement. Il suffit de quelques heures pour que le grand maître de l’Ordre de Malte ordonne à ses chevaliers de cesser le combat.

Bonaparte peut arpenter les rues pavées de La Valette, inviter les chevaliers qui sont français et ont moins de trente ans à prendre leur part de gloire en rejoignant l’expédition. Quant aux autres, ils ont trois jours pour quitter l’île, dont tous les habitants deviennent citoyens français et font partie de la République. L’homme ne doit rien au hasard de la naissance, seuls son mérite et ses talents le distinguent.

Et après ce discours « révolutionnaire », Bonaparte fait libérer les deux mille esclaves musulmans du bagne de Malte.

Mais il ordonne que tous les objets religieux, les innombrables reliques en métaux précieux soient enlevés des églises, fondus, transformés en lingots d’or et d’argent.

Il est un conquérant.