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La traversée est périlleuse.

La flotte de Nelson rôde.

La Muiron suivie d’une autre frégate n’est escortée que par trois avisos.

Berthier, Lannes, Murat, et les savants Monge et Berthollet, ainsi que trois cents hommes d’élite, « une chose immense », dit Bonaparte, fidèles, résolus, l’accompagnent.

Ce retour est un pari sur la fortune.

« Qui a peur pour sa vie est sûr de la perdre, dit Bonaparte. Il faut savoir à la fois oser et calculer et s’en remettre à la fortune. »

Le 9 octobre 1799 au matin (17 vendémiaire an VIII) après une escale à Ajaccio, la frégate Muiron entre dans la rade de Saint-Raphaël.

La citadelle de Fréjus ouvre le feu devant cette division navale inconnue.

Mais la foule, sur les quais, crie déjà :

« Bonaparte ! Bonaparte ! »

« Il est là, il est là ! »

36.

De village en village, de Fréjus à Aix, d’Avignon à Lyon, du palais du Luxembourg aux cafés du Palais-Royal, des cabarets des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marcel aux scènes des théâtres, la rumeur se répand, les mots crépitent : « Vive Bonaparte ! Vive la République ! »

On entoure, on écoute le cavalier qui vient d’arriver, le paysan essoufflé par sa course, qui disent qu’ils l’ont vu, qu’il a débarqué à Fréjus.

Un témoin, qui reste sur son quant-à-soi, qui regarde la foule s’enflammer, les musiques militaires commencer à jouer des marches triomphales, les places se parer de tricolore, les façades des maisons de Lyon s’illuminer, se souvient de la griserie qui avait saisi le pays en 1789, de ces mouvements qui soulevaient le peuple. Et il constate, en ce mois d’octobre 1799, les mêmes « émotions » populaires.

« La nouvelle a tellement électrisé les républicains, écrit-il, que plusieurs d’entre eux en ont été incommodés, que d’autres en ont versé des larmes et que tous ne savaient si c’était un rêve. »

Il ajoute : « Ce général victorieux peut faire aimer la République à tous les partis. »

On est si fasciné par cet homme, ce « sauveur », qui vient d’au-delà de la mer, ce « miraculé » qui a échappé aux navires anglais, qu’on en oublie les victoires que viennent de remporter coup sur coup les généraux Brune et Masséna.

Aux Pays-Bas, les soldats de Brune ont repoussé les Anglo-Russes. La République batave est de nouveau debout.

En Suisse, les divisions du général Masséna ont défait, à Zurich, les troupes de Souvorov, qui se replient en désordre, évacuent la Suisse, bientôt l’Italie du Nord, où va renaître la République sœur, Cisalpine.

La mâchoire qui s’apprêtait à écraser la nation est brisée. Et, dans l’Ouest, les chouans sont battus, chassés du Mans, repoussés à Nantes, vaincus à Vannes, à Saint-Brieuc, à Cholet.

Et Toulouse a résisté aux royalistes.

Mais c’est Napoléon Bonaparte qu’on acclame, dont on attend la victoire alors qu’elle vient d’avoir lieu, sans lui ! Personne ne scande les noms de Brune, de Masséna, de Moreau, et tout le monde clame le nom de Bonaparte.

« C’est depuis qu’il était en Égypte que nous avions subi nos désastres, écrit un témoin. Il semblait que chaque bataille perdue eût pu être gagnée par lui et que tout territoire évacué eût pu être conservé grâce à lui, tant la France avait foi, non seulement au génie, mais à l’influence magique du nom de cet homme. Il était l’objet de regrets et de vœux qu’aucun des autres généraux n’avait pu effacer ni diminuer et si, grâce à Masséna, la victoire semblait prête à rentrer dans nos rangs, c’est en Bonaparte seul qu’on voyait alors le sûr (garant) de notre victoire. »

C’est le 19 vendémiaire an VIII (11 octobre 1799) qu’un messager apporte au Palais-Bourbon, où sont réunis les députés des Conseils, la nouvelle qui vient d’être reçue au palais du Luxembourg où siège le Directoire.

« Le Directoire, citoyens, vous annonce avec plaisir qu’il a reçu des nouvelles d’Égypte. Le général Berthier, débarqué le 17 de ce mois à Fréjus, avec le général Bonaparte… »

On ne veut pas en entendre davantage, on crie : « Vive la République ! Vive Bonaparte ! »

On se répand dans les rues, on gesticule. On répète : « Le général Bonaparte a débarqué à Fréjus. »

On s’embrasse. Paris s’enflamme. Les fanfares militaires commencent à jouer. Dans les théâtres un acteur s’avance sur le devant de la scène, annonce la nouvelle, et la foule debout exulte. Partout l’on trinque à Bonaparte.

Il n’est pas encore arrivé à Paris.

Près d’Aix-en-Provence, des brigands ont pillé les voitures remplies de ses bagages.

La foule qui l’entoure hurle sa colère, crie son dégoût, son désir d’ordre.

« Le Directoire nous dévalise aussi ! Tous des brigands ! », lance-t-elle.

Bonaparte promet qu’il fondera un « gouvernement national », qu’il va chasser « les fripons, les corrompus, les avocats » !

« Je ne suis d’aucune coterie, dit-il encore. Je suis la grande coterie du peuple français. »

À Avignon, à Lyon – où il rencontre ses deux frères, Joseph et Louis, qui lui annoncent que leur frère Lucien a des chances d’être élu président du Conseil des Cinq-Cents –, il répète :

« Je suis national. Il ne faut plus de factions. Je n’en souffrirai aucune. Vive la nation ! »

Les maisons sont pavoisées de tricolore, illuminées.

« Vive Bonaparte qui vient sauver la patrie ! » martèle la foule.

Bonaparte dans la voiture qui suit la route du Bourbonnais, plus étroite et moins sûre que celle qui longe la Saône et le Rhône, mais qui permet d’atteindre Paris plus rapidement, Bonaparte interroge Joseph resté seul avec lui.

Joseph veut parler de Joséphine, de la nécessité d’un divorce, car elle l’a trompé et offensé ainsi le nom des Bonaparte.

Napoléon en semble d’accord, mais ce qui lui importe c’est d’abord de connaître la situation à Paris.

L’homme fort est Sieyès, l’ancien prêtre, le constituant, l’auteur de ce libelle qui avait enfiévré l’opinion en 1789 : Qu’est-ce que le tiers état ?

Sous la Terreur, Sieyès s’est tu. « Il a vécu. »

Il pense que son heure approche. Il veut imposer un renforcement du pouvoir exécutif, au détriment des deux Conseils.

Il lui faut une « main » armée pour mettre en œuvre ce que sa « tête » a conçu : un coup d’État, sans effusion de sang, mais qui fera plier les députés.

Il a d’abord pensé pour tenir le glaive au général Joubert. Mais Joubert a été tué à la bataille de Novi.

Moreau s’est dérobé, a même conseillé Bonaparte : « Voilà votre homme il fera votre coup d’État mieux que moi. »

Les autres généraux se tiennent sur la réserve. Certains sont proches des Jacobins, d’autres prudents, ainsi Bernadotte.

Bonaparte peut compter seulement sur leur neutralité. Il ne pourra s’appuyer que sur Lannes, Berthier, Murat, et les jeunes officiers revenus avec lui d’Égypte.

Et puis il y a Fouché, ministre de la Police, qui joue sur toutes les cases, mais qui soutiendra le coup d’État sans s’y compromettre, prêt à se dégager si l’affaire rencontre des résistances majeures.

Trois des cinq Directeurs – Gohier, Moulin, Barras – sont hostiles, ceux-là il faut les empêcher d’agir, les circonvenir pour obtenir leur démission.

Quant à Sieyès et Ducos, les deux derniers Directeurs, ils sont acquis à l’idée du coup d’État.

Et il y a Talleyrand, qui met son habileté, son entregent, son intelligence, son cynisme au service de Bonaparte.