Tout est calme, mais le rideau n’est pas encore tombé.
Demain, 19 brumaire an VIII (10 novembre 1799), c’est le deuxième et dernier acte.
Tout sera gagné ou perdu.
Et dans les premières heures de la matinée du 19 brumaire, c’est tout à coup l’inquiétude qui s’installe rue de la Victoire :
« On n’est fixé sur rien, dit à Bonaparte le ministre de la Justice Cambacérès. Je ne sais pas comment cela finira. »
On rapporte que les députés qui gagnent le château de Saint-Cloud avec leurs familles se sont concertés toute la nuit.
Ils ont noté que les menaces sur la République qui ont été invoquées pour susciter le vote du conseil des Anciens ne sont pas confirmées.
Paris est paisible, aucun rassemblement sinon ces groupes de soldats disposés tout au long des Champs-Élysées jusqu’à Saint-Cloud.
Et là, dans le parc du château, des compagnies bivouaquent, placées sous les ordres du général Sérurier, un ancien de l’armée d’Italie.
Rien n’est prêt pour accueillir les députés. Ils s’affairent encore dans l’Orangerie où siégeront les Cinq-Cents, et dans la galerie d’Apollon qui servira de salle de délibérations aux Anciens.
Les députés, dans leur manteau blanc serré d’une ceinture bleue et coiffés de leur toque rouge, commencent à protester.
On entend, venant de la salle de l’Orangerie à laquelle on accède par un escalier étroit et dont les fenêtres ouvrent à moins d’un mètre du sol, des voix qui clament : « À bas les dictateurs ! » en dépit de Lucien Bonaparte qui assure la présidence du Conseil des Cinq-Cents.
Bonaparte vient d’arriver.
Il ne veut pas prêter attention à ces députés qui lancent quand il traverse l’esplanade : « Ah, le scélérat ! Ah, le gredin ! » auxquels répondent les « Vive Bonaparte ! » des soldats.
On remarque la pâleur de Bonaparte, les boutons qui maculent ses joues, qu’il commence à gratter nerveusement.
Il vient d’apprendre que Sieyès a donné ordre à son cocher de cacher sa voiture dans la forêt, afin, dans le cas où l’affaire se terminerait mal, de pouvoir fuir.
Talleyrand et le banquier Collot se sont installés dans une maison proche du château. Eux aussi veulent pouvoir quitter la scène si la pièce est conspuée.
Elle l’est au Conseil des Cinq-Cents.
Les députés ont crié : « Point de dictature ! À bas les dictateurs ! »
Lucien Bonaparte a dû accepter que les députés prêtent serment de fidélité à la Constitution de l’an III.
Les généraux Jourdan et Augereau se présentent à Bonaparte, proposent un compromis, une action de concert avec eux. Ils assurent que le général Bernadotte dispose d’hommes dans les faubourgs, qu’il peut déclencher un mouvement sans-culotte.
Bonaparte les écarte. Il doit s’élancer, comme il l’a fait au pont de Lodi, au pont d’Arcole.
Il ne doit pas se laisser enliser.
Il entre dans la galerie d’Apollon, se trouve face à la masse des députés du Conseil des Anciens. Il ne peut accéder à l’estrade.
« Représentants du peuple, commence-t-il, vous n’êtes point dans des circonstances ordinaires, vous êtes sur un volcan. »
On murmure, on le questionne avec hargne.
Qu’en est-il de la Constitution ? Des menaces qui pèsent sur la République ? Des royalistes qui dans l’Ouest attaquent à nouveau ?
« Je ne suis d’aucune coterie parce que je ne suis que du grand parti du peuple français », répond seulement Bonaparte.
La rumeur s’amplifie. Il ne convainc pas.
Il se tourne vers l’entrée de la salle.
« Vous, grenadiers, dont j’aperçois les bonnets, vous, braves soldats dont j’aperçois les baïonnettes… »
Les députés grondent, protestent.
Bonaparte se raidit.
« Si quelque orateur payé par l’étranger parlait de me mettre hors la loi, lance-t-il, que la foudre de la guerre le frappe à l’instant, j’en appellerai à vous braves soldats, mes braves compagnons d’armes. »
Les députés hurlent.
« Souvenez-vous que je marche accompagné du dieu de la victoire et du dieu de la fortune. »
On l’entraîne. Son aide de camp, Bourrienne, murmure :
« Sortez général, vous ne savez plus ce que vous dites. »
Bonaparte marche d’un pas saccadé en grattant ses joues nerveusement. Il veut affronter les Cinq-Cents. Il se dirige vers l’Orangerie. L’écrivain Arnault s’approche :
« Fouché vous répond de Paris, général, dit-il, mais c’est à vous de répondre de Saint-Cloud. Fouché est d’avis qu’il faut brusquer les choses si l’on veut vous enlacer dans des délais. Le citoyen Talleyrand pense aussi qu’il n’y a pas de temps à perdre. » Bonaparte repousse Arnault. Il entre dans la salle de l’Orangerie. Il est accueilli par des cris :
« À bas le dictateur ! À bas le tyran, hors la loi ! »
On le bouscule, on le frappe. Un immense député montagnard, Destrem, lui donne un coup de poing.
« Hors la loi ».
Ce qui signifie la mort sans jugement.
On tire Bonaparte hors de la salle, plus qu’il ne sort. Il a le visage ensanglanté tant il s’est écorché avec ses ongles.
On le croit blessé, mis hors la loi, on s’indigne.
Il sort sur l’esplanade. Les soldats l’acclament cependant qu’on entend les cris des députés qui hurlent :
« Hors la loi le dictateur ! »
Il monte à cheval, tire son épée, crie :
« Soldats, puis-je compter sur vous ? »
Les grenadiers du corps législatif semblent hésiter à joindre leurs voix à celles des dragons et des chasseurs qui acclament Bonaparte.
Et tout à coup voici Lucien, le président du Conseil des Cinq-Cents.
Lucien Bonaparte se dresse sur ses étriers. Il incarne la légitimité du Conseil des Cinq-Cents. Il donne une apparence de légalité au coup d’État.
Les grenadiers du corps législatif se joignent aux soldats, entraînés par l’éloquence de Lucien Bonaparte qui assure que « la majorité du Conseil est pour le moment sous la terreur de quelques représentants à stylets qui assiègent la tribune… Ces audacieux brigands sans doute soldés par l’Angleterre se sont mis en rébellion contre le Conseil des Anciens et ont osé parler de mettre hors la loi le général chargé de l’exécution de son décret… Je confie aux guerriers le soin de délivrer la majorité de leurs représentants. Que la force les expulse. Ces brigands ne sont plus les représentants du peuple mais les représentants du poignard. »
On crie : « Vive Bonaparte ! »
Les tambours roulent. Bonaparte lance :
« Suivez-moi, je suis le dieu du jour », et Lucien lui crie : « Mais taisez-vous donc, vous croyez parler à des mamelouks ? »
Maintenant, les tambours battent la charge. Il fait nuit. Il est dix-huit heures. Les grenadiers s’ébranlent, se dirigent vers l’Orangerie. Les députés enjambent les fenêtres, s’enfuient dans le parc, et l’on entend Murat crier : « Foutez-moi donc ce monde-là dehors ! »
Vers minuit, on s’en va rechercher dans les environs du château des députés afin qu’ils puissent voter le décret qui met fin au Directoire.
« Le corps législatif crée une commission consulaire exécutive composée des citoyens Sieyès, Roger Ducos, ex-Directeur, et de Bonaparte, général, qui porteront le nom de Consuls de la République. »
Plus tard, les trois Consuls prêteront serment de fidélité « à la souveraineté du peuple, à la République française une et indivisible, à l’Égalité, à la Liberté, et au système représentatif ».
Les troupes quittent Saint-Cloud peu après.
On les entend chanter :
Ah ça ira, ça ira