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Jeunes gens et jeunes filles se mirent en file, à quelque distance les uns des autres, et bondirent à tour de rôle par-dessus l’animal qui les assaillait. Le jeu dura longtemps ; le taureau se démenait avec des mugissements terribles, faisant peser une menace de mort sur les souples athlètes qui le bravaient.

Les mugissements de l’animal se changèrent en râle, sa robe s’assombrit, trempée de sueur, un souffle saccadé s’échappait de sa gueule avec des flocons d’écume. Encore un peu, et le taureau s’arrêta, la tête basse, l’œil hagard. Les cris des spectateurs retentirent, assourdissants. À un signe de l’homme couronné d’or, les joueurs laissèrent en paix la bête vaincue. Ceux qui s’étaient tenus debout et assis par terre se réunirent, et avant que Pandion fût revenu de sa surprise, ils disparurent parmi les taillis.

Dans la clairière déserte, il ne restait plus que le taureau fourbu ; seules, son haleine rauque et l’herbe piétinée attestaient le récent combat.

Pandion, bouleversé, comprenait enfin la chance qu’il avait eue : il venait de voir une taurocathapsie, jeu répandu jadis en Crète, à Mycènes et dans les autres villes anciennes de Grèce.

L’homme souple et agile, vainquait sans effusion de sang le taureau, animal sacré, incarnation de la puissance guerrière, de la force pesante et redoutable. À la promptitude de l’animal s’opposait une promptitude supérieure. La précision des mouvements sauvait la vie à l’homme. Pandion qui développait depuis l’enfance sa force et son adresse, se rendait bien compte des efforts et du temps qu’exigeait la préparation à ce divertissement périlleux.

Au lieu de suivre les joueurs, il regagna la route, jugeant préférable de demander l’hospitalité aux gens lorsqu’ils étaient chez eux.

La route alla en ligne droite sur une distance de plusieurs stades, puis elle tourna brusquement au Sud, vers la mer. Les arbres qui la bordaient avaient cédé la place à des buissons poudreux. L’ombre de Pandion s’était sensiblement allongée, quand il arriva au tournant.

Un frôlement parvint des fourrés. Le jeune homme s’arrêta, l’oreille tendue. Un oiseau, méconnaissable à contre-jour, s’envola bruyamment et disparut dans les buissons. Rassuré, le sculpteur reprit sa marche, sans plus faire attention aux bruits. Le doux roucoulement du pigeon de roche se fit entendre au loin. Deux autres oiseaux répondirent à l’appel et le silence se rétablit. Comme Pandion se trouvait au milieu de la boucle, le roucoulement devint tout proche. Il s’arrêta pour voir l’oiseau. Soudain, il entendit derrière lui un battement d’ailes : deux rolliers passaient au-dessus de sa tête. Pandion se retourna et aperçut trois hommes armés de gourdins.

Les inconnus se jetèrent sur lui avec des cris sauvages. Il dégaina aussitôt son glaive, mais reçut un coup à la tête. Il vit trouble et vacilla sous le poids des assaillants : quatre autres individus, surgis des fourrés, l’avaient attaqué par derrière. L’esprit de Pandion se brouilla ; il se sentit perdu et continua néanmoins d’opposer à l’ennemi une résistance acharnée. Un coup violent au bras lui fit lâcher son glaive. Le jeune homme se laissa choir à genoux, jetant bas un des adversaires qui lui avait sauté sur le dos ; puis il renversa un autre d’un coup de poing et repoussa du pied un troisième, qui alla rouler au loin avec un gémissement.

Les assaillants ne semblaient pas vouloir le tuer. Ils abandonnèrent leurs bâtons et revinrent à la charge, en poussant des clameurs belliqueuses pour s’encourager. Sous le poids de cinq corps, il s’abattit, le visage dans la poussière qui lui remplit la bouche et le nez et l’aveugla. Haletant, dans un effort surhumain, Pandion se releva à quatre pattes et tâcha de se dégager. Mais les ennemis se jetaient dans ses jambes, lui serraient le cou. La grappe humaine retomba sur le sol dans un nuage de poussière rougie par le soleil couchant. Impressionnés par la force et l’endurance exceptionnelles de Pandion, ses adversaires ne criaient plus : sur la route déserte, on ne percevait que le bruit de la lutte, les gémissements et les soupirs rauques des combattants.

La poussière recouvrait les corps, les vêtements n’étaient plus que des loques sales, mais la bataille se poursuivait toujours.

Pandion se redressa à plusieurs reprises, débarrassé des ennemis, mais ils reprenaient chaque fois le dessus en le saisissant aux jambes. Subitement, des cris de triomphe résonnèrent : quatre nouveaux assaillants étaient arrivés en renfort. Le jeune homme fut ligoté avec de solides courroies. A moitié mort de fatigue et de désespoir, il ferma les yeux. Ses vainqueurs, qui échangeaient des propos animés, dans un langage inconnu, s’étaient allongés près de lui, à l’ombre, pour se reposer.

Après s’être relevés, ils lui firent signe d’avancer. Comprenant l’inutilité de la résistance, Pandion décida de ménager ses forces pour la prochaine occasion et acquiesça de la tête. Les hommes lui délièrent les pieds. Étroitement encadré par ses ennemis, il suivit la route en chancelant.

Le sculpteur aperçut bientôt des masures en pierres brutes. Des habitants sortirent de leurs logis : un vieillard coiffé d’un cercle en bronze, des femmes, des enfants. Le vieux s’approcha du prisonnier, l’examina d’un air approbateur, palpa ses muscles et parla gaiement à l’escorte. On conduisit le jeune homme vers une maisonnette.

La porte s’ouvrit en grinçant ; à l’intérieur, il y avait un foyer bas, une enclume, des outils épars et un tas de charbon. Deux grandes roues légères étaient accrochées aux murs. Un vieillard assez petit, au visage méchant et aux bras longs, ordonna à l’un de ceux qui accompagnaient Pandion d’attiser le feu ; ensuite il prit à un clou un cercle métallique et vint au prisonnier. Lui relevant le menton d’un geste brutal, le forgeron déplia le cercle, l’essaya au cou de Pandion, grommela quelque chose et s’en alla au fond de l’atelier ; il en ramena une chaîne cliquetante, exposa le dernier maillon à la flamme et battit le cercle sur l’enclume à coups de marteau précipités, pour lui donner la dimension voulue.

Le jeune homme réalisait maintenant seulement toute l’étendue de son malheur. De chères visions se succédaient dans son esprit. Là-bas, sur le rivage du pays natal, Thessa l’attendait, sûre de lui, de sa tendresse, de son retour. On lui mettrait tout à l’heure le collier de bronze de l’esclave et on l’attacherait par une chaîne, sans espoir d’être délivré de sitôt. Et lui qui s’était cru à la fin de son séjour en Crète … Il aurait pu être en route pour la baie de Calydon, point de départ de son excursion fatale.

— Ô Hypérion, mon ancêtre, et toi, Aphrodite, en-voyez-moi la mort ou le salut ? murmura-t-il.

Cependant le forgeron continuait tranquillement sa besogne ; il essaya encore une fois le collier, en aplatit les extrémités, les replia et y perça des trous. Restait à river la chaîne. Le vieux marmonna. Les autres empoignèrent Pandion et lui firent signe de se coucher à terre, près de l’enclume. Le jeune homme fit un effort suprême pour se libérer. Le sang jaillit sous les courroies qui lui serraient les coudes, mais il ne se souciait pas de la douleur, sentant céder les liens. L’instant d’après, ils étaient rompus. Pandion envoya un coup de tête dans la mâchoire du premier assaillant, qui s’écroula. Il en renversa deux autres et s’enfuit par la route. Les ennemis s’élancèrent à sa poursuite avec des cris de rage. Attirés par les clameurs, des hommes sortaient en hâte, armés de lances, de coutelas et de glaives ; leur nombre augmentait sans cesse.