Pandion quitta la route et fila vers la mer en sautant par-dessus les taillis. Les Crétois le poursuivaient en hurlant de fureur.
Les buissons devenaient plus clairsemés, le terrain montait légèrement. Pandion s’arrêta : tout en bas, au pied des falaises abruptes, la mer étincelait au soleil. On distinguait nettement un vaisseau rouge qui voguait à une dizaine de stades de la côte.
Le jeune homme se démenait au bord du précipice, en quête d’un sentier, mais les parois à pic se poursuivaient au loin, des deux côtés. Pas d’issue : les ennemis débouchaient déjà des fourrés, s’échelonnant suivant une courbe pour cerner le fugitif.
Il se retourna vers eux, puis regarda en bas. « Ici, la mort, là l’esclavage, songea-t-il. Tu me pardonneras, Thessa, si jamais tu apprends … » Il n’y avait plus de temps à perdre.
Le bloc de rocher où se tenait Pandion surplombait l’escarpement. Vingt coudées en contrebas, il y avait un autre ressaut. Un pin trapu y poussait.
Embrassant d’un regard d’adieu la mer bien-aimée, le jeune homme sauta en bas, dans la ramure épaisse de l’arbre solitaire. Les vociférations de ses ennemis parvinrent à ses oreilles. Il tomba en cassant les rameaux et s’écorchant jusqu’aux grosses branches inférieures, évita de justesse une arête saillante du rocher et atterrit sur l’éboulis moelleux du talus. Il dévala la pente sur une vingtaine de coudées et se retint à l’extrémité du roc humide d’embruns. Abasourdi, inconscient encore de sa délivrance, il se releva sur les genoux. Ses persécuteurs lui jetaient d’en haut des pierres et des lances. La mer clapotait à ses pieds.
Le vaisseau s’était approché, comme si les marins voulaient savoir ce qui se passait sur le rivage.
Les oreilles de Pandion tintaient, une douleur aiguë lui tenaillait le corps, les larmes voilaient ses yeux. Il se rendait vaguement compte que si les ennemis apportaient leurs arcs, sa mort serait certaine. La mer le fascinait, le vaisseau proche semblait envoyé par les dieux.
Pandion oubliait que le bâtiment pouvait être étranger ou appartenir aux Crétois : il avait confiance dans la fidélité de sa mer hellénique.
Il se mit debout et, s’étant assuré du bon état de ses bras, plongea dans les flots et nagea vers le navire. Les vagues le submergeaient, son corps fourbu obéissait mal à sa volonté, ses blessures le faisaient souffrir, sa gorge était sèche.
Le vaisseau se dirigeait à sa rencontre, des cris encourageants retentissaient. Il entendit un violent grincement de rames, le bâtiment se dressa juste au-dessus de lui, des bras vigoureux le saisirent, le hissèrent à bord … Pandion s’affala sur les planches tièdes du pont et perdit connaissance. On le ranima et lui offrit de l’eau qu’il but avidement. Le jeune homme sentit qu’on le tramait à l’écart et le couvrait. Il sombra dans le sommeil.
Les montagnes de Crète se voyaient à peine à l’horizon. Pandion remua et s’éveilla avec un gémissement involontaire. Le vaisseau où il se trouvait ne ressemblait pas à ceux de son pays qui étaient bas, les flancs protégés de claies en branchages, les rames sorties au-dessus de la cale. Celui-ci était haut, ses rameurs étaient assis sous les planches du pont, de part et d’autre d’une trémie qui s’enfonçait dans la cale. La voile, montée sur un mât au centre du bâtiment, était plus haute et plus étroite que celles des bateaux grecs.
Des peaux entassées sur le pont dégageaient une odeur écœurante. Pandion était couché sur la plateforme triangulaire de la proue effilée. Un homme vêtu de grosse laine, qui avait une barbe et un nez aquilin, tendit au rescapé une écuelle d’eau tiède additionnée de vin et lui parla dans une langue étrangère, aux intonations métalliques … Pandion secoua la tête. L’homme lui toucha l’épaule et montra la poupe d’un geste impérieux. Pandion roula autour des hanches ses guenilles ensanglantées et longea le bord en direction d’une tente installée à l’arrière du vaisseau.
Un homme y était assis, maigre, avec un nez aquilin comme celui de l’autre. Il distendit en un sourire ses lèvres encadrées d’une barbiche saillante, aux poils rudes. Son visage de rapace, sec et tanné, qui semblait coulé en bronze, avait une expression cruelle.
Pandion devina qu’il était sur un navire de commerce phénicien, qu’on l’avait mené devant le capitaine ou l’armateur.
Il ne comprit pas les deux premières questions que celui-ci lui posa. Alors le marchand parla en dialecte ionien familier à Pandion, quoique déformé et mêlé de mots caricus et étrusques. L’ayant interrogé sur son aventure, sur son origine, il dit en approchant de lui sa figure anguleuse, aux yeux perçants et fixes :
— J’ai vu ton évasion, c’est un exploit digne d’un héros de l’antiquité. Il me faut justement des guerriers vigoureux et intrépides, car ces mers sont infestées de pirates et leurs rivages de brigands. Si tu me sers fidèlement, ta vie sera facile et je te récompenserai.
Pandion fit un signe de tête négatif, raconta à bâtons rompus qu’il lui tardait de revenir au pays et supplia le chef de le débarquer dans l’île la plus proche.
Les yeux du Phénicien brillèrent d’une flamme mauvaise.
— Nous cinglons droit vers Tyr, il n’y a que la mer sur notre route. Je suis roi à bord de mon vaisseau et tu es à ma merci. Au besoin je puis te faire exécuter séance tenante. Choisis donc : ou bien tu seras un esclave enchaîné ici — il indiqua l’entrepont où les rames allaient en cadence, au son d’une mélopée — ou bien tu recevras des armes et rejoindras ceux-là ? Le doigt du marchand se tourna en arrière, sous la tente où cinq énormes gaillards à face de brute étaient vautrés, le torse nu. Dépêche-toi de décider, j’attends ?
Pandion promena autour de lui un regard de détresse. Le vaisseau s’éloignait rapidement de la Crète. La distance qui le séparait de son pays, grandissait toujours. Pas de secours possible.
Il se dit que dans le rôle de guerrier il aurait moins de peine à s’enfuir. Mais le Phénicien, qui connaissait bien les coutumes helléniques, lui fit prêter trois terribles serments de fidélité.
Puis il étendit un baume sur ses blessures et le conduisit vers les guerriers, qu’il chargea de lui donner à manger.
— Mais ayez l’œil sur lui ? ordonna-t-il en se retirant. N’oubliez pas que vous êtes responsables de chacun d’entre vous ?
Le chef des guerriers tapa sur l’épaule de Pandion avec un sourire approbateur, palpa ses muscles et dit quelques mots à ses compagnons, qui éclatèrent de rire. Le jeune homme leva sur eux des yeux étonnés ; une immense tristesse l’isolait maintenant de tous les humains.
Il ne restait pas plus de deux jours de voyage jusqu’à Tyr. En quatre jours passés à bord du vaisseau, Pandion s’était un peu acclimaté. Ses meurtrissures et ses plaies, pas trop graves étaient guéries.
Satisfait de l’intelligence et du savoir du jeune homme, le capitaine avait causé plusieurs fois avec lui. Pandion apprit qu’ils suivaient une route maritime ancienne, tracée par les Crétois en direction du pays méridional des Noirs. Elle passait près de l’Aiguptos puissant et hostile, longeait un vaste désert et franchissait la Porte des Brumes[25].
Au-delà de la Porte des Brumes où les rochers du Sud et du Nord se rapprochaient, formant un détroit étranglé, se trouvait la limite de la Terre, l’immense mer des Brumes[26]. Là, les vaisseaux mettaient le cap au Sud et atteignaient bientôt le rivage du pays torride des Noirs, riche en ivoire, en or, en huiles, en peaux. C’est cette route qu’avaient prise les expéditions lointaines de Crétois, dont Pandion avait vu l’évocation en peinture, le jour fatal. Les Pélasges avaient gagné les pays méridionaux par l’Ouest, où les émissaires d’Aiguptos n’étaient jamais venus.