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À présent, les vaisseaux phéniciens fréquentaient les rivages sud et nord, en quête de marchandises avantageuses et d’esclaves robustes, mais ils ne s’aventuraient que rarement par-delà la Porte des Brumes.

Le capitaine, qui se doutait des capacités insignes de Pandion, voulait le garder auprès de lui. Il le tentait par les charmes des voyages, lui promettait de l’avancement, certifiait qu’au bout de dix à quinze ans de service exemplaire le Grec pourrait devenir lui-même marchand ou commandant de vaisseau.

Le jeune homme l’écoutait avec intérêt, mais il savait qu’il n’était pas fait pour le commerce et qu’il n’échangerait pas sa patrie, Thessa et la vie libre de l’artiste contre l’opulence à l’étranger.

Le désir de revoir Thessa, ne fût-ce qu’un instant, d’entendre de nouveau le murmure solennel du bois sacré où il avait été si heureux, devenait de jour en jour plus douloureux. La nuit, lorsque ses compagnons ronflaient, il restait longtemps éveillé et, le cœur battant, retenait un sanglot de désespoir.

Le capitaine exigeait qu’il apprît l’art de la navigation. Le temps lui semblait interminable, quand il se tenait au gouvernail, dirigeant le vaisseau d’après la position du soleil ou s’orientant sur les étoiles, selon les indications du timonier.

C’était le cas cette nuit. Pandion, appuyé de la hanche au bord du navire et cramponné à la barre du gouvernail, surmontait la résistance croissante du vent. Le timonier et un guerrier se trouvaient à l’autre bord[27] Les étoiles scintillaient dans les éclaircies et disparaissaient dans les ténèbres du ciel nuageux, tandis que la voix du vent, de plus en plus grave, se transformait en rugissement.

Le vaisseau tanguait, les rames s’entrechoquaient, on entendait les cris du guerrier qui stimulait les esclaves à coups de gueule et de fouet.

Le capitaine sortit de la tente où il avait sommeillé, scruta la mer et s’approcha du timonier, la mine anxieuse. Ils conférèrent longuement. Puis le capitaine réveilla les autres guerriers, les envoya aux gouvernails et vint se placer auprès de Pandion.

Le vent tourna subitement et assaillit le vaisseau avec une fureur redoublée ; les vagues grossissaient toujours, inondant le pont. Il fallut enlever le mât : posé sur les tas de peaux, il dépassait la proue et heurtait sourdement la haute étrave.

La lutte contre les éléments déchaînés s’intensifiait. Le capitaine, tout en marmonnant des prières ou des imprécations, fit mettre le cap au Sud. Chassé par le vent debout, le vaisseau fila prestement dans l’obscurité. Le pénible labeur au gouvernail avait abrégé la nuit. L’aube pointait. La danse échevelée des flots se voyait plus nettement dans le crépuscule blafard. La tempête ne s’apaisait point. Le vent assaillait le vaisseau de plus belle.

Des cris alarmés retentirent sur le pont : tous montraient au capitaine, à tribord, une immense bande d’écume qui rayait la mer dans la clarté morne du jour naissant. Les vagues ralentissaient leur toile allure aux approches de ce ruban gris-bleu.

L’équipage tout entier s’était massé autour du capitaine, y compris le timonier qui avait confié le gouvernail à un guerrier. Aux cris d’alarme succédèrent des propos surexcités. Pandion se vit l’objet de l’attention générale : on le montrait du doigt, on le menaçait du poing. Interdit, le Grec observait le capitaine qui taisait de violents gestes de protestation. Le vieux timonier saisit son chef par la main et lui parla longuement à l’oreille. L’autre secoua la tête en lançant des mots isolés, puis il parut céder. Aussitôt, les matelots se précipitèrent sur le jeune homme abasourdi et lui tordirent les bras.

— Ils prétendent que tu nous as porté malheur, dit le capitaine à Pandion avec un geste circulaire plein de mépris. Ta présence funeste nous aurait déportés vers les côtes du Kemit, que vous appelez Aiguptos. Pour apaiser les dieux, il faut te tuer et te jeter à la mer ; ce sont mes hommes qui l’exigent et je ne puis te protéger.

Pandion, qui ne comprenait toujours pas, regardait fixement le Phénicien.

— Tu ne sais donc pas que le Kemit, c’est pour nous la mort ou l’esclavage, grommela le capitaine. Le Kemit était jadis en guerre avec les peuples de la Mer. Depuis lors, ceux qui accostent dans ce pays en dehors des trois ports ouverts aux étrangers, sont faits prisonniers ou exécutés et leurs biens vont grossir le trésor royal … Tu as compris maintenant ? Le Phénicien s’interrompit et se détourna de Pandion pour contempler l’écume.

Le danger de mort menaçait de nouveau le jeune Grec. Prêt à défendre sa vie jusqu’au dernier soupir, il enveloppa la foule hostile d’un regard de haine et de détresse.

L’imminence du péril lui fit prendre une audacieuse résolution.

— Chef ? s’écria-t-il. Ordonne à tes hommes de me lâcher. Je me jetterai à la mer tout seul ?

— Je m’y attendais, répondit le Phénicien. Cela servira de leçon à ces couards ?

Obéissant au geste autoritaire du capitaine, les guerriers lâchèrent Pandion. Le jeune homme marcha droit vers le bord du vaisseau. On s’écartait en silence sur son passage, comme devant un mourant. Les yeux rivés sur la bande d’écume qui dissimulait le rivage plat, il comparait instinctivement ses forces à l’impétuosité des vagues furieuses. Des bribes de pensées traversaient sa tête : « C’est le pays de l’écume … L’Afrique. »

Le voilà donc, ce redoutable Aiguptos ?.. Et lui qui avait juré à Thessa, par son amour, par tous les dieux, de ne pas songer à s’y rendre ?.. Grands dieux, comme le destin se riait de lui … Mais il allait sûrement périr, ce qui serait pour le mieux …

Pandion sauta la tête la première dans les remous écumants et s’éloigna du vaisseau par vigoureuses brassées. Les vagues s’emparèrent de lui. Comme ravies de son supplice, elles le projetaient à leur sommet, puis le descendaient dans des creux profonds, l’accablaient, l’écrasaient, le noyaient, emplissant d’eau son nez et sa bouche, cinglant ses yeux à coups d’écume et d’embruns. Pandion ne pensait plus à rien ; il luttait désespérément pour sa vie, pour chaque gorgée d’air, tous les muscles en action. Ce Grec né sur la mer était un excellent nageur.

Le temps passait, les vagues entraînaient toujours Pandion vers le rivage. Il ne se retournait pas pour regarder le vaisseau, dont il avait oublié l’existence devant l’inéluctabilité de la mort. Cependant les vagues espaçaient leurs bonds. Elles déferlaient plus lentement, par longues rangées, soulevant et écroulant la masse grondante de leurs crêtes écumeuses. Chaque lame transportait le jeune homme à cent coudées en avant. Parfois il glissait en bas, et alors le poids formidable de l’eau se renversait sur lui, l’immergeait dans les profondeurs sombres où son cœur surmené était sur le point d’éclater.

Pandion couvrit ainsi plusieurs stades et lutta longuement jusqu’à ce que ses forces se fussent épuisées dans l’étreinte des géants marins. Sa volonté de vivre s’était effondrée, ses muscles affaiblis s’engourdissaient, la lutte ne le passionnait plus. D’un élan presque machinal, il gravit la cime d’une vague et, le visage tourné vers la patrie lointaine, il cria :

— Thessa, Thessa ?..

Le nom de sa bien-aimée, jeté à deux reprises à la face du destin, de la puissance monstrueuse et impassible de la mer, fut aussitôt couvert par le rugissement des flots. La vague submergea le corps inerte de Pandion, se brisa sur lui à grand fracas, et le jeune homme heurta le fond dans un tourbillon de sable remué.

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27

Les vaisseaux des anciens avaient deux gouvernails, un de chaque côté de la poupe.