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Deux patrouilleurs dont les courtes jupes vert d’eau attestaient l’appartenance à la garde côtière de la Grande Verte, inspectaient l’horizon, appuyés sur leurs lances longues et fines.

— Séneb, notre chef, a eu tort de nous alerter, proféra indolemment le plus âgé.

— Le vaisseau phénicien était pourtant tout près du rivage, répliqua l’autre. Si la tempête avait persisté, nous aurions pris un butin facile, aux abords mêmes de la forteresse …

— Vois donc, interrompit l’aîné, le bras tendu vers la côte. Que les dieux me privent de sépulture, si ce n’est pas un naufragé ?

Les deux guerriers examinèrent longuement la tache sur le sable.

— Allons-nous-en, proposa enfin le plus jeune. Nous avons bien assez rôdé sur la grève. Qu’avons-nous besoin du cadavre d’un vil étranger, à la place des précieuses marchandises et des esclaves repartis avec le vaisseau …

— Tu parles sans réfléchir, interrompit l’aîné. Ces marchands ont parfois de riches vêtements et des bijoux. Un anneau d’or ne serait pas de trop pour toi, nous n’avons pas à rendre compte à Séneb de chaque noyé …

Ils suivirent la bande de sable humide et tassé par la tempête.

— Eh bien, où sont-ils, tes bijoux ? railla le second guerrier. Il est nu comme un ver ?

L’aîné grommela une malédiction.

En effet, l’homme qui gisait devant eux était complètement nu, les bras inertes, repliés sous le torse, les cheveux courts et bouclés, souillés de sable marin.

— Tiens, il n’est pas phénicien ? s’écria le guerrier plus âgé. La belle stature ? Dommage qu’il soit mort : c’eût été un magnifique esclave que Séneb nous aurait bien payé.

— Qui est-ce ? demanda le plus jeune.

— Je l’ignore, peut-être un Tourscha[28] ou un Kefti[29] ou quelque autre représentant des tribus Haou-He-bou[30]. Ils se rencontrent rarement sur notre terre bénie et sont estimés pour leur endurance, leur esprit et leur vigueur. Il y a trois ans … Tiens, mais il est vivant ? Amon soit loué ?

Un léger spasme avait agité le corps étendu.

Jetant leurs lances, les guerriers retournèrent le corps inerte, lui massèrent le ventre, firent aller et venir ses jambes. Leurs efforts se couronnèrent de succès. Le noyé — c’était Pandion — ouvrit les yeux et fut secoué d’une toux violente.

Son organisme robuste triompha de la rude épreuve. Moins d’une heure après, les deux patrouilleurs le conduisaient à la forteresse, en le soutenant par les bras.

Ils firent de nombreuses haltes, mais le jeune Grec fut amené avant les chaleurs de midi dans un petit fort qui s’élevait sur l’un des multiples bras du Nil, à l’ouest d’un grand lac.

Les guerriers lui donnèrent de l’eau, des morceaux de galette trempés dans la bière, et l’étendirent sur le sol d’une remise fraîche en pisé.

Les suites du terrible combat avec la mer se faisaient sentir : une douleur cuisante lui tenaillait la poitrine, son cœur était affaibli. Des vagues innombrables ondulaient devant ses yeux. À travers sa lourde torpeur, il entendit s’ouvrir la porte délabrée, faite en planches de bordage. Le commandant du fort, un jeune homme au visage maladif et antipathique, se pencha sur lui. Il ôta le manteau qui recouvrait les jambes de Pandion et regarda longuement le captif. Celui-ci ne se doutait pas que la résolution prise par l’officier allait lui valoir de nouvelles épreuves inouïes.

L’Égyptien ramena le manteau sur le prisonnier et partit satisfait.

— Deux anneaux de cuivre et une cruche de bière à chacun, dit-il d’un ton sec.

Les soldats de la garde côtière s’inclinèrent bien bas devant leur chef, puis ils le suivirent d’un regard coléreux.

— Sokhmit toute-puissante, quelle prime pour un esclave pareil ?.. chuchota le plus jeune, dès que l’officier se fut éloigné. Je parie qu’il va l’expédier en ville et qu’il touchera au moins dix anneaux d’or …

L’officier se retourna brusquement.

— À moi, Senni ? cria-t-il.

L’aîné des guerriers s’empressa.

— Surveille-le bien, je te le confie. Dis à mon cuisinier de le nourrir comme il faut, mais sois prudent, car le captif a l’air solide. Demain tu apprêteras une barque légère : je compte offrir le prisonnier à la Grande Maison. Pour éviter les ennuis, nous lui ferons boire de la bière avec un soporifique.

 … Pandion ouvrit lentement ses paupières pesantes. Au sortir de son long sommeil, il avait perdu toute notion du temps et ne savait plus où il était. Il se rappelait vaguement, par bribes, qu’après sa lutte contre la mer en furie, on l’avait conduit dans un lieu sombre et silencieux. Le jeune homme remua et se sentit le corps ( perclus. Il tourna la tête avec effort et vit une verte muraille de joncs à panaches étoilés. Un ciel diaphane s’étendait au-dessus de sa tête, l’eau gargouillait faiblement, tout près de son oreille. Pandion réalisa peu à peu qu’il était au fond d’une barque étroite, pieds et poings liés. Soulevant la tête, il distingua les pieds nus de ceux qui faisaient avancer le bateau à coups de gaules. Ils étaient bien bâtis, bronzés et vêtus de pagnes blancs.

— Qui êtes-vous ? Où est-ce que vous m’emmenez ? cria Pandion en s’efforçant de voir les hommes debout à l’arrière.

L’un d’eux, à la figure glabre, se pencha sur lui et parla précipitamment. Ce langage bizarre, aux accents mélodieux et aux voyelles nettes, était absolument inconnu au jeune Grec. Il tendait les muscles pour rompre ses liens et répétait sans cesse la même question. Le malheureux se rendit bientôt compte qu’on ne le comprenait ni ne pouvait le comprendre. Pandion réussit à imprimer un fort balancement à la barque instable, mais un des gardiens approcha de son œil la pointe d’un poignard en bronze. Dégoûté de soi-même et du monde entier, le captif renonça à toute résistance et ne broncha plus pendant l’interminable voyage à travers le labyrinthe des joncs. Le soleil était couché depuis longtemps et la lune brillait au zénith, lorsque le bateau accosta à un large quai de pierre.

On délia les pieds à Pandion et les lui frictionna adroitement, pour rétablir la circulation du sang. Les guerriers allumèrent deux torches et s’en furent vers une haute muraille en pisé où apparaissait une porte massive, bardée de cuivre.

Après une longue altercation avec la garde, ceux qui avaient amené Pandion remirent un petit rouleau à un homme barbu et ensommeillé, sorti on ne savait d’où, et reçurent en échange un morceau de cuir noir.

Les lourds battants crièrent sur leurs gonds. On délia les mains au captif et on le poussa à l’intérieur. Des gardiens armés de lances et d’arcs repoussèrent l’énorme verrou de bois. Pandion se retrouva dans un cachot rempli de corps humains allongés pêle-mêle. Ces gens respiraient péniblement et gémissaient dans un sommeil agité. Suffoqué par la puanteur qui semblait émaner des murs eux-mêmes, le jeune homme trouva une place par terre et s’assit avec précaution. Mais il ne put dormir, le cœur meurtri par la réminiscence des événements des derniers jours. Les heures de méditation nocturne se prolongeaient indéfiniment.

Pandion ne songeait qu’à l’évasion, mais il n’en voyait pas le moyen. Il était au milieu d’un pays complètement inconnu. Captif solitaire et désarmé, ignorant la langue du peuple hostile qui l’entourait, il ne pouvait rien entreprendre. Il comprenait qu’on n’allait pas le tuer et résolut d’attendre. Plus tard, quand il se serait quelque peu acclimaté … mais que lui réservait ce « plus tard » ? Le jeune Grec sentait plus que jamais le besoin d’un compagnon qui l’eût aidé à supporter cette affreuse solitude. Il se disait que la pire des conditions humaines était de rester seul parmi des étrangers malveillants, dans un pays mystérieux, esclave isolé du monde par la muraille impénétrable de son état. La solitude est beaucoup moins pénible au sein de la nature : elle trempe l’âme au lieu de la rabaisser.

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28

Étrusque.

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29

Kefti ou Keftiou signifie en égyptien « en arrière » ; c’était le nom de la Crète et de ses habitants.

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30

Nordiques.