Résigné à son destin, le captif sombra dans une torpeur étrange. À l’aube, il examina d’un œil indifférent ses compagnons d’infortune, prisonniers appartenant à diverses peuplades asiatiques qu’il ne connaissait pas. Ils avaient sur lui l’avantage de pouvoir parler entre eux, se confier leur peine, évoquer le passé, discuter ensemble de l’avenir. Leurs regards chargés de curiosité indiscrète allaient au jeune Grec qui se tenait à l’écart, silencieux, nu et misérable.
Les gardiens jetèrent à Pandion un lambeau de grosse toile, en guise de pagne ; quatre hommes noirs apportèrent ensuite une jarre d’eau, des galettes d’orge et des tiges de plantes.
Pandion considérait avec surprise ces visages couleur de nuit, où ressortaient nettement les dents, le blanc des yeux et les lèvres brunâtres. Il devina que c’étaient des esclaves et s’étonna de leur bonne humeur. Les Noirs riaient de toutes leurs dents blanches, plaisantaient les captifs, échangeaient des boutades. Serait-il, lui aussi, capable de s’égayer un jour, en dépit de son triste rôle d’homme privé de liberté ? Sa dévorante nostalgie cesserait-elle jamais ? Et Thessa ? Grands dieux, si elle savait où il était ?.. Non, il valait mieux qu’elle l’ignorât ; son ami reviendrait auprès d’elle ou mourrait, il n’y avait pas d’autre solution …
Un cri de commandement prolongé interrompit ses réflexions. La porte s’ouvrit. Un large fleuve scintilla devant Pandion. La prison était proche de la rive. Un gros détachement de guerriers entoura les captifs d’une haie de lances. Tous furent bientôt parqués dans la cale d’un navire. Le vaisseau remonta le courant avant que les prisonniers aient pu examiner les lieux. Il faisait très chaud dans la cale. Sous le pont surchauffé, l’air saturé de lourdes émanations était irrespirable.
Le soir apporta un peu de fraîcheur ; les captifs exténués commencèrent à reprendre leurs esprits, à causer entre eux. Le vaisseau vogua toute la nuit, fit au matin une courte escale, pendant laquelle on donna à manger aux prisonniers, et se remit en route. Plusieurs jours passèrent, sans que Pandion, hébété, indolent, se souciât de les compter.
Enfin les voix des rameurs et des guerriers s’animèrent, un tumulte envahit le pont : le voyage était terminé. On laissa les captifs toute la nuit dans la cale, et à l’aube Pandion entendit de nouveau des commandements prolongés.
Sur un terrain poussiéreux, brûlé de soleil, l’escorte s’était rangée en hémicycle, lances en avant. Les prisonniers sortaient un par un et tombaient aussitôt entre les mains des deux guerriers de taille gigantesque, plantés devant un amas de cordes. Les Égyptiens ramenaient brutalement en arrière les bras des malheureux, au point que leurs épaules pliaient et leurs coudes se touchaient dans le dos. Ni les cris ni les gémissements ne touchaient ces géants qui savouraient leur force et l’impuissance des victimes.
Vint le tour de Pandion. L’un des guerriers le saisit par le bras, dès que le jeune homme, ébloui par le grand jour, fut descendu à terre. La douleur dissipa son apathie. Initié aux procédés du pugilat, il se dégagea sans peine et asséna au guerrier un formidable coup de poing à l’oreille. Le géant tomba aux pieds de Pandion, la face dans la poussière, l’autre se jeta de côté, désemparé.
Trente ennemis entourèrent le jeune homme, leurs lances pointées.
Fou de rage, il bondit en avant pour périr au combat : la mort lui semblait une délivrance … Mais il ne connaissait pas les Égyptiens, que des milliers d’années de pratique avaient rendus experts à mater les esclaves. Les guerriers ouvrirent aussitôt les rangs et se jetèrent sur Pandion par derrière. Le jeune héros fut renversé, écrasé sous le poids des ennemis. Un manche de lance le frappa violemment entre les côtes, au bas de la poitrine. Une brume rouge voila ses yeux, il perdit le souffle. Alors un Égyptien rapprocha les mains de Pandion, abandonnées au-dessus de la tête, et enferma ses poignets dans un objet en bois, qui ressemblait à un bateau en miniature.
Aussitôt on le laissa tranquille.
Les captifs garrottés furent emmenés par un chemin étroit, compris entre le fleuve et les champs. Le jeune sculpteur souffrait horriblement : ses mains levées étaient prises dans une cangue dont les coins aigus lui broyaient les poignets. Ce dispositif l’empêchait de plier les bras aux coudes pour poser les mains sur la tête.
Un autre groupe de prisonniers, arrivé par un chemin latéral, s’était joint à eux, puis un troisième, portant leur nombre total à deux centaines.
Tous étaient ligotés d’une façon barbare ; quelques-uns avaient les mains encanguées comme celles de Pandion. Les visages crispés par la douleur étaient pâles et moites. Le jeune Grec marchait comme dans le brouillard, sans presque rien voir autour de lui.
Cependant l’Égypte étalait devant eux ses richesses. L’air était merveilleusement pur et frais, le silence régnait sur les sentiers, l’immense fleuve roulait ses flots lents vers la Grande Verte. Les palmiers agitaient à peine leurs cimes sous le faible vent du Nord, les blés mûrissants alternaient avec des vignobles et des vergers.
Tout le pays était un vaste jardin cultivé depuis des millénaires.
Pandion ne pouvait regarder alentour. Il cheminait, les dents serrées de douleur, près des hautes clôtures qui entouraient les maisons des richards. C’étaient des constructions légères, à un étage, avec d’étroites fenêtres au-dessus des porches flanqués de colonnes en bois. Les murs blancs, décorés de peintures aux tons vifs, resplendissaient dans la clarté éblouissante du soleil.
Devant les captifs, surgit un édifice monumental dont les énormes murailles à glacis étaient bâties en gros blocs de pierre admirablement taillés et appareillés. Sombre et mystérieux, il semblait écraser le sol de sa masse monstrueuse. Pandion longea une file de colonnes épaisses, dont le gris lugubre tranchait sur le vert éclatant du jardin aménagé dans la plaine. Palmiers, figuiers et autres arbres fruitiers se succédaient en lignes qui paraissaient infinies ; des vignobles recouvraient les coteaux.
Dans le jardin, sur la berge, se dressait un pavillon léger et enluminé comme les autres maisons de la ville. Entre la façade orientée vers le fleuve et la clôture percée d’une large porte, s’élevaient de grands mâts enrubannés. Au-dessus de l’entrée, il y avait une loge blanche flanquée de deux colonnes et couverte en terrasse. Une frise bleu et or suivait la corniche. Des chevrons de couleurs identiques agrémentaient les chapiteaux des colonnes blanches.
Au fond de la loge, dans l’ombre des tapis et des rideaux, on apercevait des gens en longues robes blanches, finement plissées. Un homme assis au centre pencha sur la rampe sa tête chargée d’une haute coiffure blanche et rouge[31].
L’escorte des prisonniers et son chef qui ouvrait la marche, grave et solennel, se prosternèrent aussitôt. À un signe de Pharaon — c’était lui, le roi-dieu, maître suprême du Kemit — on mit les captifs à la queue leu leu et les fit défiler sous le balcon. Les courtisans attroupés échangeaient des remarques à voix basse et riaient gaiement. La beauté du palais, la splendeur des vêtements du Pharaon et de son entourage, leurs attitudes désinvoltes juraient tellement avec les visages exténués des prisonniers, que l’âme de Pandion se révolta. Les poignets meurtris, il ne se sentait plus de douleur, grelottait comme s’il avait la fièvre, mordait ses lèvres sèches et gercées ; mais il se redressa avec un grand soupir et tourna vers le balcon un visage courroucé.
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