Le Pharaon s’adressa aux courtisans qui approuvèrent de la tête à l’unanimité. La file des prisonniers passait lentement. Pandion se trouva bientôt derrière la maison, à l’ombre du grand mur. Tout le détachement s’y rassembla peu à peu, toujours encadré de guerriers muets. Un homme gras, au nez busqué, apparut au coin, muni d’un long bâton d’ébène incrusté d’or ; un scribe l’accompagnait, portant une tablette et un rouleau de papyrus.
L’homme dit quelques mots d’un ton arrogant au chef de l’escorte, qui se courba en un salut obséquieux et donna un ordre aux guerriers. Obéissant aux gestes du dignitaire, ils bousculaient les captifs pour conduire à l’écart ceux que l’autre avait montrés du doigt. Pandion fut choisi parmi les premiers. On sépara ainsi une trentaine de prisonniers, les plus vigoureux et les plus vaillants qui furent ramenés aussitôt par le même chemin jusqu’à la limite du jardin. Puis les guerriers les poussèrent le long d’un mur bas. Le sentier, de plus en plus raide, aboutit à un vaste carré de murs orbes, situé dans un ravin, au milieu des blés. Au sommet de ces murailles de dix coudées de haut, en briques crues, circulaient des archers. Des tentes en nattes étaient dressées aux angles.
Une entrée s’ouvrait dans le mur qui donnait sur le fleuve ; il n’y avait pas d’autres baies ; les parois pleines, d’un gris verdâtre, respiraient la chaleur.
On introduisit les captifs dans l’enceinte, l’escorte se retira promptement et Pandion se vit dans une cour étroite, entre deux murs. Le mur intérieur était plus bas et n’avait qu’une seule porte, à droite. Dans l’espace libre, il y avait des bancs grossiers ; une partie de la cour était occupée par une bâtisse trapue, avec un trou béant. Les guerriers qui entouraient maintenant les captifs, avaient le teint plus clair. Ils étaient tous de haute taille, souples et musclés ; beaucoup d’entre eux avaient les yeux bleus et les cheveux roussâtres. Pandion qui n’avait jamais vu de gens de cette race, ni d’aborigènes d’Aiguptos, ignorait que c’étaient des Libyens.
Deux hommes sortirent de la bâtisse ; l’un tenait un objet en bois poli, l’autre un vase de faïence grise. Les Libyens saisirent Pandion et présentèrent son dos aux nouveaux venus. Le jeune Grec sentit une légère piqûre : on avait appliqué contre son omoplate gauche une planchette garnie de courtes plaques tranchantes. Puis le Libyen donna un coup sec sur la planchette, le sang jaillit et Pandion poussa un cri involontaire. L’homme essuya le sang et frotta la blessure avec un chiffon imprégné du liquide contenu dans le vase de faïence ; le sang s’arrêta aussitôt, mais le Libyen retrempa le chiffon à plusieurs reprises et recommença l’opération. C’est alors seulement que Pandion aperçut un signe rouge dans un ovale[32], sur l’omoplate gauche des autres Libyens, et il comprit qu’on l’avait marqué.
Quand on eut ôté la cangue de ses mains, la terrible douleur de ses jointures gourdes lui arracha des gémissements. C’est à grand-peine qu’il réussit à mouvoir les bras. Puis il franchit, en se courbant, la porte basse du mur intérieur. Arrivé dans une cour poussiéreuse, il s’affala sur le sol.
Un peu reposé, il but l’eau trouble d’une énorme jarre placée à l’entrée et inspecta le lieu dont les maîtres de céans croyaient avoir fait sa demeure perpétuelle.
Un vaste carré d’environ deux stades de côté était fermé de murailles inabordables, gardées par les archers qui veillaient à leur sommet. La moitié droite du terrain était couverte de cases en pisé, collées les unes aux autres et séparées par des couloirs longitudinaux. Des cabanes analogues se trouvaient au fond à gauche ; en avant d’elles, il y avait un espace clos d’un mur bas, d’où s’échappait une forte odeur d’ammoniaque. Des vases remplis d’eau étaient disposés près de la porte sur un sol enduit d’argile et soigneusement balayé. Pandion apprit par la suite que c’était l’endroit réservé aux repas.
La partie libre du carré était unie, piétinée ; pas un brin d’herbe ne verdissait sa surface grise et poudreuse. On étouffait littéralement dans ce puits de maçonnerie, où le jour torride semblait déverser toute sa chaleur. Tel était le chéné, l’une des centaines de maisons de travail éparses dans le pays de Kemit. C’est là que languissaient les esclaves de diverses races, main-d’œuvre et source de richesse et de splendeur de l’Aiguptos. Le chéné était vide et silencieux : les esclaves étaient au travail ; seuls, quelques malades gisaient à l’ombre du mur. La maison était destinée aux captifs nouvellement débarqués, qui n’avaient pas encore pris femme au pays de la servitude, pour multiplier la main-d’œuvre de la Terre noire.
Pandion, devenu méré, esclave héréditaire du Pharaon, faisait désormais partie des huit mille hommes qui desservaient les jardins, les canaux et les bâtiments du domaine royal.
Les autres captifs, triés en même temps que lui et restés au pied du palais, avaient été répartis entre les seigneurs en qualité de sahou : esclaves qui leur appartenaient à vie et qui passaient au chéné du Pharaon après la mort du propriétaire.
Dans l’air étouffant régnait un morne silence, rompu de loin en loin par les soupirs et les gémissements des esclaves amenés avec Pandion. La marque lui brûlait le dos comme un charbon ardent. Le jeune homme était au comble du désespoir. Au lieu de la vaste mer, des bois ombreux sur les rivages du sol natal, baignés par les vagues inlassables, il y avait ce lopin de terre poudreuse, cernée de murailles. Au lieu de la vie libre aux côtés de sa bien-aimée — l’esclavage à l’étranger, infiniment loin de la patrie et des êtres chers.
Seul l’espoir de la délivrance l’empêchait de se briser la tête contre ce mur qui l’isolait des beautés du vaste monde.
L’ESCLAVE DE PHARAON
Comme l’année dernière, les buissons en fleurs revêtaient les collines de tapis diaprés. Le printemps était revenu sur les rivages de l’Œniadée. La brillante constellation de la Flèche[33] se couchait plus tôt, le souffle régulier du vent d’Ouest annonçait la reprise de la navigation. Cinq vaisseaux partis en Crète au début du printemps, avaient regagné le port de Calydon, et deux navires crétois étaient venus. Mais toujours pas de Pandion.
Agénor gardait souvent un silence pensif, en proie à une inquiétude qu’il tâchait de dissimuler aux siens.
Le voyageur solitaire s’était perdu en Crète, il avait disparu quelque part dans les montagnes de la vaste île, parmi les peuplades diverses et les multiples cités.
Le sculpteur décida de se rendre au port de Calydon et, si l’occasion se présentait, de s’embarquer à destination de la Crète pour avoir des nouvelles.
Thessa fuyait le monde. Même la compassion muette de ses parents lui pesait.
Elle se tenait, envahie de tristesse, devant la mer impassible et toujours en mouvement. La jeune fille y était parfois accourue dans l’espoir que Pandion reviendrait à l’endroit même où ils s’étaient quittés.
Mais ces jours d’espérance étaient passés depuis longtemps. Elle savait maintenant que là-bas, au-delà du trait qui séparait le ciel de la mer, il était arrivé un malheur. Seules la captivité ou la mort pouvaient empêcher Pandion de la rejoindre.
Thessa interrogeait, suppliante, les vagues venues de loin, peut-être du pays où se trouvait aujourd’hui son bien-aimé. Elle avait alors l’impression que les flots allaient lui donner effectivement un signe qui la renseignerait.
32
On entourait d’un ovale ( le « cartouche » royal ) les hiéroglyphes qui constituaient le nom du Pharaon.