Cependant la mer jetait à ses pieds des vagues d’écume pareilles les unes aux autres, et dont le murmure équivalait au silence. Les nuages passaient dans les hauteurs, sans remarquer en bas la jeune fille, si petite, si faible, si impuissante.
Elle laissa tomber sa tête aux cheveux noirs, comme brisée par le poids de ses pensées.
Comment savoir ce qu’était devenu son ami ? Comment franchirait-elle l’espace qui les séparait, elle, la femme destinée à être la ménagère et la gardienne du foyer de l’homme, sa compagne de route, sa consolatrice en cas d’échecs ? Tandis que celle qui oserait lui désobéir, fût-il son père, son frère ou son mari, n’avait pas d’autre voie que la prostitution en ville ou dans le port. Étant femme, elle ne pouvait donc pas aller à l’étranger, ni même tenter de retrouver Pandion.
Il ne lui restait qu’à errer comme une âme en peine sur le rivage. Rien à faire ? Aucune issue ?
Si même Pandion était mort, elle ne connaîtrait jamais le lieu de son trépas, et personne ne lui transmettrait ses paroles, ses pensées suprêmes.
La jeune fille s’abattit sur le sable, secouée de sanglots, indifférente au coucher du soleil qui faisait ressortir en rose son chiton sur le gris crépusculaire de la grève. Quand l’obscurité l’enveloppa, il lui sembla que le contact frais de la nuit étendait sur elle un voile noir pour la cacher à l’univers hostile. Dans les ténèbres, elle se crut moins loin de son bien-aimé et leva involontairement vers le ciel ses yeux éplorés.
La partie méridionale du firmament s’avançait, tel un promontoire cendré. C’était la pleine lune qui diffusait sa clarté.
Son disque radieux était un miroir d’argent qui recueillait toute la lumière de la terre endormie. Un miroir qui reflétait les aspirations des humains, leurs espoirs tournés vers le ciel avec angoisse, comme ceux de Thessa à cet instant. Elle se figurait que la lune les convertissait en lueur mélancolique, qui calmait par enchantement les âmes tourmentées …
Les charmes d’Hécate apaisèrent la jeune fille, sans toutefois éteindre l’appel passionné qu’elle lançait dans l’espace. Fixant le disque brillant de ses yeux immobiles, elle songeait que Pandion aussi le contemplait peut-être, de l’inconnu obscur. Dans ce cas, l’amour de la jeune fille et son appel l’atteindraient et le réconforteraient, en évoquant l’image de sa Thessa ?
Comme elle restait là sans bouger, levant dans un vain espoir son visage éclairé par la lune, la certitude mystérieuse que Pandion était en vie remplit son âme d’un joyeux frémissement …
Le même miroir lumineux, encore plus brillant peut-être, était suspendu sur l’immense fleuve du pays où l’on ignorait la déesse Hécate, appelant la lune du nom étranger d’« Aâh ».
Le flot bleuâtre de sa clarté inondait la vallée. Cerné d’ombres noires dans les ravins abrupts des berges, il ruisselait sur le fleuve, du sud au nord, dans le sens du courant.
L’obscurité régnait dans le puits carré de la maison de travail, près d’Ouasît, la superbe capitale d’Aiguptos.
La surface rugueuse d’un pan de mur vivement éclairé dégageait une faible réverbération.
Pandion, couché par terre sur une brassée d’herbe rude, dans une des cases étroites, ne dormait pas. Il sortit prudemment la tête par l’ouverture, basse comme l’entrée d’une tanière. Au risque d’attirer l’attention des gardiens, il se mit à genoux pour admirer la lune qui surplombait la sombre muraille. Il souffrait à l’idée que cette même lune brillait en ce moment dans la lointaine Œniadée. Peut-être que Thessa, sa Thessa, était en train de questionner Hécate à son sujet, sans se douter que ses yeux à lui fixaient le disque d’argent du fond de ce trou abject. Pandion rentra sa tête dans l’ombre que l’argile surchauffée imprégnait de son odeur poussiéreuse, et se tourna vers le mur.
Le violent désespoir des premiers jours, les furieux accès de nostalgie étaient passés depuis longtemps.
Pandion avait bien changé. Ses sourcils noirs, au dessin net, étaient constamment froncés, les yeux dorés du descendant d’Hypérion étaient assombris par un feu de colère qui couvait sans cesse au fond des prunelles ; ses lèvres restaient serrées.
Mais le corps robuste était toujours plein d’énergie, l’esprit gardait son acuité. Le jeune homme ne se laissait pas décourager, obsédé par l’idée de l’évasion.
Il se transformait peu à peu en combattant, redoutable non seulement par sa bravoure et sa force, mais aussi par une persévérance extraordinaire, par le désir de sauvegarder son âme dans l’enfer environnant, de conserver en dépit des épreuves ses rêves, ses aspirations et son amour. S’il était impossible à un homme seul, ignorant la langue et le pays, de résister à l’oppression séculaire d’un immense État, cette tâche devenait réalisable maintenant que Pandion avait des camarades. Camarade ? Celui-là seul peut comprendre toute la portée de ce mot, qui a dû affronter au combat singulier une puissance terrible, qui a vécu à l’étranger, loin du sol natal. Camarade ? C’est le secours amical, la compréhension, la protection, la communauté de pensées et de vœux, le bon conseil, le blâme utile, le soutien, la consolation. En sept mois de travail aux environs de la capitale, Pandion s’était initié au langage bizarre d’Aiguptos et avait appris à s’entendre avec ses compagnons de diverses races.
Parmi les cinq cents esclaves parqués au chéné et conduits chaque jour au travail, le jeune homme distinguait de plus en plus d’individualités marquantes.
Graduellement mis en confiance les uns avec les autres, les esclaves avaient fini par se rapprocher de Pandion.
Ils étaient unis par les conditions pénibles de leur vie et le désir commun de se libérer, de porter un coup à la force aveugle et brutale de l’Empire de la Terre noire et de retrouver la patrie perdue. La patrie était pour tous une notion claire, bien que pour les uns elle fût située au-delà des marais mystérieux du Sud, pour d’autres — derrière les sables de l’Est ou de l’Ouest, pour d’autres encore, tels que Pandion, dans le Nord, de l’autre côté de la mer.
Mais une minorité seulement se sentait la force de préparer la lutte. La plupart, épuisés par le labeur et la disette, dépérissaient lentement, sans murmurer. C’étaient surtout des hommes âgés. Rien ne les intéressait. La résolution ne brillait pas dans leurs yeux ternes, ils n’avaient aucune envie d’entretenir des relations secrètes avec leurs camarades. Ils travaillaient, mangeaient lentement et dormaient d’un lourd sommeil, pour se réveiller en sursaut le matin, au cri du surveillant, et marcher de nouveau en colonne, d’un pas indolent.
Pandion avait compris pourquoi on avait fait tant de cases séparées en chéné : c’était pour dissocier les hommes. Après le souper, il était défendu de frayer ensemble ; les gardiens veillaient rigoureusement, du haut des murs, à l’exécution de cet ordre : la flèche ou le bâton châtiaient les fautifs le lendemain. Tous n’avaient pas l’audace de se glisser dans les cases voisines, sous le couvert de la nuit. Peu nombreux étaient ceux qui s’y risquaient.
Une amitié intime lia Pandion à trois hommes.
Le premier était Kidogo, un Noir d’une taille colossale — près de quatre coudées — originaire d’une contrée lointaine de l’Afrique, au sud-ouest d’Aiguptos. Gai, cordial, enthousiaste, il était également un peintre et un sculpteur de talent. Son visage expressif, au nez large et aux lèvres épaisses, révélait une intelligence et une énergie qui avaient tout de suite intéressé le Grec.
Celui-ci connaissait déjà la belle stature des Noirs, mais ce géant avait aussitôt séduit l’œil du sculpteur par l’harmonie de ses proportions. La puissance étonnante des muscles qui semblaient forgés en fer, s’alliait à la légèreté et à la souplesse. Les yeux immenses, sous le grand front bombé, étaient attentifs et d’une vivacité extraordinaire.