Au début, Pandion et Kidogo avaient conversé à l’aide de dessins griffonnés par terre ou sur le mur avec une baguette pointue. Puis ils se comprirent à merveille en usant d’un mélange de la langue d’Aiguptos et du dialecte de Kidogo, facile à retenir.
Dans les ténèbres des nuits sans lune, les deux amis se rendaient mutuellement visite à la dérobée et puisaient des forces nouvelles en discutant à voix basse des projets d’évasion.
Un mois après l’arrivée de Pandion au chéné, on y amena vers le soir plusieurs autres captifs.
Assis et couchés à l’entrée, ils regardaient alentour, portant sur leurs visages hâves l’empreinte du découragement et de la douleur, familière à tout prisonnier. Pandion, qui revenait du travail, s’approcha d’une jarre pour prendre de l’eau, mais soudain il faillit lâcher son écuelle d’argile. Deux des arrivants parlaient entre eux la langue étrusque qu’il connaissait. Les Étrusques, ce peuple ancien, énigmatique et austère, fréquentaient les rivages de l’Œniadée et passaient pour des magiciens initiés aux mystères de la nature.
Palpitant au souvenir du pays natal, le jeune Grec leur adressa la parole et ils le comprirent.
Quand il leur demanda comment ils avaient été pris, les deux nouveaux venus gardèrent un morne silence et ne manifestèrent nulle joie de l’avoir rencontré.
C’étaient des hommes de taille moyenne, très musclés et larges d’épaules. Leurs cheveux foncés, collés par la boue, pendaient autour de la figure en mèches inégales. L’aîné devait avoir une quarantaine d’années, l’autre semblait du même âge que Pandion.
On était frappé tout d’abord par leur ressemblance : joues creuses soulignant la saillie des pommettes, regard sévère des yeux bruns où brillait une ferme volonté.
Vexé par la froideur de leur accueil, Pandion se hâta de regagner sa case. Pendant plusieurs jours, il affecta de ne pas les remarquer, bien qu’il se sentît observé par eux.
Dix jours environ après l’arrivée des Étrusques, Pandion et Kidogo soupaient ensemble de tiges de papyrus. Ils mangèrent vite leur portion et, comme toujours, disposèrent de quelques instants pour causer, tandis que les autres achevaient le repas. Pandion avait pour voisin l’aîné des Étrusques. Subitement, celui-ci lui posa sur l’épaule une main pesante et le regarda au fond des yeux d’un air narquois, lorsqu’il se fut retourné.
— Un mauvais camarade n’obtiendra pas la délivrance, articula l’Étrusque sur un ton de défi, sans crainte d’être entendu des gardiens : les habitants du Kemit ignoraient les langues de leurs captifs, par mépris des étrangers.
Pandion qui ne savait pas ce qu’il voulait dire, secoua son épaule d’un geste impatient, mais les doigts de l’Étrusque s’étaient cramponnés à ses muscles comme des serres d’airain.
— Tu as tort de les mépriser … L’Étrusque fit un signe en direction des autres esclaves, occupés à manger. Ils te valent bien et rêvent, eux aussi, à la liberté …
— Non, ils ne valent pas grand-chose ? interrompit le jeune Grec avec arrogance. Ils sont ici depuis longtemps et je n’ai jamais entendu parler d’évasion ?
L’Étrusque eut un sourire dédaigneux :
— Si les jeunes manquent de sagesse, qu’ils écoutent leurs aînés. Tu es robuste et fort comme un jeune coursier, ton corps garde de la vigueur après une journée de pénibles travaux, l’insuffisance de nourriture ne t’a pas encore fauché. Quant à eux, ils sont à bout de forces, et c’est là ton seul avantage. Mais sache qu’il est impossible de fuir isolément : nous devons connaître le chemin et agir par la force ; or, notre force c’est l’union. Lorsque tu seras le camarade de tout le monde, tes souhaits seront près de se réaliser …
Stupéfait par la perspicacité de cet homme qui avait deviné ses pensées intimes, Pandion ne sut que répondre et baissa la tête en silence.
— Que dit-il, que dit-il ? s’informa Kidogo.
Pandion allait le lui expliquer, mais le surveillant frappa sur la table ; leur repas terminé, les esclaves cédèrent la place au groupe suivant et allèrent se coucher.
La nuit, Kidogo et Pandion s’entretinrent longuement sur les propos de l’Étrusque. Ils furent obligés de reconnaître que ce dernier comprenait mieux qu’eux la situation des esclaves. En effet, pour réussir à s’évader, il fallait que ces gens, marqués à l’omoplate du sceau du Pharaon, connussent exactement les voies menant hors du pays. Bien plus, ils auraient à se frayer un passage à travers une population hostile, qui estimait que le sort des « sauvages » consistait à peiner au profit du peuple élu des dieux.
Les deux amis étaient abattus, mais le sage Étrusque leur en imposait.
Au bout de quelques jours, il y eut au chéné quatre amis dont le prestige alla en grandissant parmi les autres esclaves.
L’aîné des Étrusques, qui portait le nom redoutable de Cavi, dieu de la mort, fut bientôt considéré comme chef par un grand nombre de captifs. Les trois autres : le deuxième Étrusque, du nom de Remdus, Kidogo et Pandion, jeunes, forts et hardis, étaient devenus ses fidèles auxiliaires.
Parmi les cinq cents prisonniers, on trouvait toujours plus de lutteurs prêts à risquer leur vie pour la moindre chance de retourner au pays natal. Lentement, cette masse d’êtres terrorisés, exténués, hébétés reprenait confiance dans sa force et voyait s’affirmer l’espoir de résister ensemble à la puissance organisée du vaste État.
Les jours se succédaient, vides et stériles, jours amers de captivité, pleins d’un labeur pénible, odieux par ce fait déjà qu’il contribuait à la prospérité des maîtres cruels de milliers d’esclaves. Chaque jour, à l’aube, les détachements d’hommes exténués quittaient le chéné sous l’escorte de guerriers, pour exécuter de différents travaux.
Comme les habitants d’Aiguptos ne daignaient pas connaître les langues des captifs, on les employait tout d’abord aux tâches les plus rudimentaires. Par la suite, ayant assimilé la langue du Kemit, ils pouvaient comprendre des ordres plus détaillés et apprenaient des métiers. Les surveillants ne se souciaient point des noms des esclaves et leur donnaient celui du peuple auquel ils appartenaient. Ainsi, Pandion s’appelait Akaouash[34], les Étrusques — Toursha, Kidogo et les autres Noirs — Nehesi, Nègre.
Durant les deux premiers mois de leur séjour au chéné, Pandion et quarante autres esclaves réparaient les canaux d’irrigation des jardins d’Amon[35], refaisaient les digues endommagées par la crue de l’année dernière, ameublissaient la terre autour des arbres fruitiers, pompaient l’eau et arrosaient les parterres de fleurs.
Peu à peu, les surveillants qui avaient constaté la force et l’intelligence des nouveaux venus, formèrent un groupe de bâtisseurs. Les quatre amis et trente autres esclaves — meneurs de la masse d’esclaves du chéné — s’y trouvèrent réunis. Cette mutation interrompit leur contact permanent avec le reste des captifs, car l’équipe de Pandion passa la nuit ailleurs pendant des semaines.
La première tâche du jeune Grec, hors des jardins du Pharaon, fut de démolir un temple et un tombeau anciens sur la rive occidentale du fleuve, à une cinquantaine de stades du chéné. Sous la conduite d’un surveillant et de cinq guerriers, les prisonniers traversèrent l’eau en chaloupe. Puis on les emmena vers le Nord, le long du fleuve, jusqu’à de hautes falaises qui constituaient là une énorme saillie. Le sentier, après avoir traversé des champs, devint une route pavée ; Pandion vit soudain un tableau qui resta gravé à jamais dans sa mémoire. On fit s’arrêter les esclaves sur une large place qui descendait vers le fleuve. Le surveillant partit en donnant l’ordre de l’attendre.