Pandion eut enfin la possibilité d’examiner les lieux à son aise.
Juste en face de lui, s’élevait à pic une paroi cuivrée, de trois cents coudées de haut, tachetée d’ombres bleu-noir. Au pied de ces rocs, un temple déployait sa colonnade blanche sur trois larges terrasses. De la plaine riveraine, montait une voie de pierre grise, bordée d’un double rang de sculptures étranges, monstres à corps de lion et à tête humaine, tranquillement couchés. Un escalier blanc monumental, flanqué de glacis où étaient sculptés des serpents jaunes, conduisait à la seconde terrasse, soutenue par des colonnes trapues, deux fois plus hautes qu’un homme, en calcaire d’une blancheur éblouissante. Une rangée de colonnes pareilles se voyait dans la partie centrale du temple. Chacune d’elles portait l’image d’une figure humaine, à couronne royale, les mains croisées sur la poitrine.
La colonnade de la terrasse moyenne était un portique encadrant une esplanade avec une autre allée de monstres couchés. Trente coudées au-dessus, se trouvait la terrasse supérieure, entourée de colonnes de toutes parts et enfoncée en hémicycle dans une cavité naturelle du rocher.
La terrasse inférieure mesurait près d’un stade et demi de large ; sur les côtés, se dressaient de simples colonnes cylindriques ; au centre, il y avait des piliers carrés, surmontés de fûts à six et seize faces. Les supports centraux, les chapiteaux des colonnes latérales, les corniches des portiques et les figures humaines étaient ornés de motifs rouges et bleus qui rehaussaient la blancheur éclatante de la pierre.
Le temple, vivement éclairé par le soleil, différait nettement des édifices sombres et déprimants que Pandion avait vus naguère. Le jeune homme ne pouvait rien imaginer de plus beau que ces files de colonnes neigeuses, agrémentées d’un décor polychrome. Et sur ces larges terrasses, poussaient des arbres inconnus, aux troncs courts, à la ramure compacte, aux feuilles menues et rapprochées. Ils dégageaient un parfum capiteux ; l’or vert de leur frondaison, le blanc des colonnes et le rouge des falaises offraient un ensemble somptueux.
Kidogo, saisi d’admiration, poussait du coude Pandion, claquait des lèvres, exprimait son enthousiasme par des sons inarticulés.
Aucun des esclaves ne savait que ce temple, construit il y avait près de cinq cents ans par l’architecte Senmout pour Hatshepsout[36], sa reine adorée, s’appelait Zésher-Zeshérou [37] : la Splendeur des Splendeurs. Les arbres singuliers de son territoire provenaient du Poûnt lointain, où la reine Hatshepsout avait envoyé une importante expédition maritime. On adopta par la suite la coutume de ramener des arbres pour le temple à chaque incursion dans le Poûnt et de renouveler ainsi les anciennes plantations, qui semblaient rester intactes depuis les temps reculés.
L’appel du surveillant parvint de loin. Les esclaves s’éloignèrent en hâte du Temple et, contournant le terre-plein par la gauche, se trouvèrent devant un sanctuaire de dimensions modestes, également construit sur une terrasse et présentant l’aspect d’une colonnade serrée, à toiture pyramidale[38].
En amont, il y avait deux autres édifices, de dimensions assez réduites, en pierre grise polie. Le surveillant conduisit les captifs vers le plus proche, où le groupe de Pandion fut incorporé dans un détachement de deux cents esclaves qui avaient déjà commencé la démolition[39]. L’enduit blanc des parois intérieures était peint de belles fresques. Mais les fonctionnaires du bâtiment et les architectes qui dirigeaient les travaux, ne se souciaient que de conserver les blocs de granit poli du revêtement extérieur. Quant aux murs intérieurs, on les démolissait sans pitié.
Pandion, consterné par la destruction de ces œuvres d’art ancien, avait réussi à faire partie d’une équipe qui installait les blocs de pierre sur des traîneaux en bois, pour les tirer au moyen de cordes vers la rive et les charger ensuite sur un chaland massif.
Il ignorait qu’on démolissait depuis longtemps les superbes temples de l’antiquité : les Pharaons n’appréciaient guère les monuments du passé et avaient hâte de perpétuer leur nom dans l’histoire, en construisant des temples et des tombeaux en matériaux tout prêts.
Ni les Hyksôs, ces sauvages nomades qui avaient conquis le Kemit des siècles auparavant, ni les esclaves insurgés qui avaient soumis le pays pour quelque temps, deux siècles avant la naissance de Pandion, n’avaient touché aux édifices magnifiques. Tandis qu’aujourd’hui, sur un ordre secret des Pharaons, on détruisait même les sépultures royales, et le trésor des souverains actuels de l’Aiguptos s’enrichissait de l’or des caveaux ménagés dans les pyramides ensablées de l’Ancien empire[40], des jolies tombes du Moyen empire et des vastes souterrains des premières dynasties du Nouvel empire[41].
Pandion ne participa que trois mois à la démolition du temple. Lui et Kidogo travaillaient avec zèle, afin d’alléger le labeur des camarades. Cela faisait l’affaire des surveillants : le travail au Kemit était organisé de façon à ce que les faibles prennent exemple sur les forts. La vigueur et l’intelligence insignes du Noir et du Grec furent remarquées, et on les envoya en apprentissage dans un atelier de tailleurs de pierres, dirigé par un sculpteur du Pharaon. Tout contact avec les camarades du chéné se trouvait ainsi rompu.
Pandion et Kidogo logèrent dans une longue bâtisse inaccueillante, où habitaient d’autres esclaves, déjà initiés à leur art peu compliqué. Les artisans libres, aborigènes de l’Aiguptos, occupaient des cabanes dans un coin de la vaste cour de l’atelier, encombrée de pierres brutes et de blocailles. Les Égyptiens se tenaient démonstrativement à distance, comme si les relations avec les esclaves pouvaient leur valoir un châtiment.
Le sculpteur royal, chef de l’atelier, qui ne soupçonnait pas que Pandion et Kidogo étaient des artistes professionnels, s’émerveillait de leurs succès. Assoiffés de travail créateur, ils s’étaient mis à l’œuvre avec passion, oubliant pour l’instant qu’ils peinaient au profit du Pharaon abhorré.
Kidogo modelait des figurines d’hippopotames, de crocodiles, d’antilopes et d’autres animaux que le Grec n’avait jamais vus ; d’autres esclaves les reproduisaient en faïence. L’Égyptien constata le goût de Pandion pour la sculpture des formes humaines et entreprit d’enseigner lui-même cet Akaouash doué ; il exigeait de lui un soin particulier dans l’exécution des commandes. Le sculpteur égyptien ne se lassait pas de répéter le précepte des maîtres anciens de la Terre noire : « La moindre négligence compromet la perfection. » Pandion s’appliquait, et parfois sa nostalgie diminuait de violence. Il progressait rapidement dans l’art de travailler les statues et les bas-reliefs en pierre dure, ainsi que dans celui de l’orfèvrerie.
Le jeune Grec accompagna le sculpteur royal au palais du Pharaon. Les dallages des appartements somptueux s’ornaient de panneaux polychromes, encadrés de lignes ondulées ou de volutes multicolores, où des vues du Grand Fleuve, sa faune et sa flore étaient rendues avec une fidélité étonnante. Sous les carreaux de faïence bleue translucide, qui revêtaient les murs, scintillaient d’admirables dessins en or.
Parmi toute cette magnificence, le captif remarquait les odieux courtisans figés dans des attitudes hautaines.
Il examinait leurs robes blanches finement plissées, leurs bijoux massifs, colliers, bagues et pectoraux d’or moulé, les perruques dont les mèches frisées leur tombaient sur les épaules, les chaussures brodées, aux bouts relevés.
38
Temple de Mentouhotep, Pharaon du Moyen empire ( Mentouhotep IV, de la XIe dynastie, vers 2050 avant notre ère ).
39
On démolissait de préférence les temples du Moyen empire ( 2160–1580 avant notre ère ) qui abondaient en pierres soigneusement taillées.