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Glissant, telle une ombre muette, derrière son maître pressé, il regardait les coupes précieuses, aux parois extrêmement fines, taillées dans du cristal de roche et dans des pierres dures, les vases en verre, les pots de faïence grise à décor bleu pâle, fruits d’un travail habile et patient.

Le jeune homme fut particulièrement impressionné par un temple immense, proche des jardins d’Amon, où il avait commencé sa vie d’esclave entre les grands murs du chéné.

Ce temple consacré à plusieurs divinités s’édifiait depuis plus d’un millénaire. Chaque roi du Kemit y apportait son concours, agrandissant par de nouvelles constructions le territoire déjà vaste de ce sanctuaire dont la longueur mesurait plus de huit cents coudées.

Sur la rive droite du fleuve, dans les limites de la ville d’Ouasît ou simplement Niout — « la Ville » — comme disaient les habitants, s’étendait un superbe jardin aux allées de palmiers régulières. Des ensembles de temples, dressés à chaque extrémité, étaient reliés par des esplanades, bordées d’animaux étranges, à la rive et à un lac sacré qui s’étendait devant le temple de la mystérieuse déesse Moût.

Les monstres en granit, à corps de lion, à tête humaine ou de bélier, trois fois plus hauts qu’un homme, produisaient une impression accablante. Immobiles, énigmatiques, ils se pressaient les uns contre les autres sur leurs piédestaux, dominant les passants des deux côtés de l’esplanade inondée de soleil.

Les aiguilles des obélisques de cinquante coudées de haut, revêtues d’asem, flamboyaient à travers la verdure sombre des palmiers.

Dans la journée, le dallage des allées, recouvert de plaques d’argent, était aveuglant ; et la nuit, à la clarté de la lune et des étoiles, il semblait un fleuve lumineux, surnaturel.

Les gigantesques pylônes qui défendaient l’accès du temple, s’élevaient de cinquante coudées au-dessus de l’esplanade. Leurs faces trapézoïdales étaient ornées d’inscriptions mystérieuses du Kemit et de grands bas-reliefs représentant des dieux et des Pharaons. Une porte formidable, garnie de plaques en bronze à figures d’asem, tournait sur des gonds de bronze moulé, qui avaient le poids de plusieurs taureaux.

À l’intérieur du temple, se pressaient de grosses colonnes de cinquante coudées de haut, avec des chapiteaux volumineux.

Les énormes pierres des murs, des travées et des colonnes étaient polies et appareillées avec une précision extraordinaire.

Des dessins et des bas-reliefs aux couleurs vives bariolaient les parois, les colonnes et les corniches. Les disques solaires, les éperviers, les divinités à têtes d’animaux, disposés sur plusieurs étages, se succédaient lugubrement dans la pénombre du sanctuaire.

Au-dehors, c’était la même splendeur de teintes éclatantes et de métaux précieux, parmi les sculptures et les édifices écrasants, éblouissants, étourdissants.

Pandion voyait partout les souverains divinisés du Kemit, impassibles et altiers, en granit rose ou noir, en grès rouge, en calcaire jaune. C’étaient parfois des colosses de quarante coudées, grossièrement taillés dans le roc, ou des statues lugubres, peintes et fouillées, à peine plus grandes que nature.

Le jeune Grec qui avait passé ses années dans un simple village, parmi les bois et les champs, fut d’abord stupéfait, anéanti par les impressions de ce vaste et riche pays.

Les constructions gigantesques, réalisées par des procédés inconnus et qui semblaient surhumains, les divinités effrayantes dans les temples obscurs, la religion singulière, aux rites compliqués, l’empreinte d’une haute antiquité sur les vestiges recouverts de sable — tout cela le déprimait au début. Pandion s’imagina que les habitants orgueilleux et impénétrables de l’Aiguptos connaissaient les vérités les plus profondes, des sciences spéciales, très puissantes, recelées dans les inscriptions mystérieuses de la Terre noire, absolument inaccessibles aux étrangers.

Tout ce pays, resserré entre les déserts maléfiques, dans l’étroite vallée du grand fleuve issu des lointains inexplorés du Sud, lui semblait un monde à part, isolé du reste de l’Œcumène.

Mais peu à peu, le bon sens du jeune Grec, avide de vérités simples et naturelles, vint à bout de son désarroi.

Il avait maintenant le temps de réfléchir, et dans son âme portée vers le beau, naquit la protestation, d’abord instinctive, contre la vie et l’art de l’Aiguptos.

Dans cette contrée fertile, au climat sans rigueur, au ciel bleu, presque toujours pur, à l’atmosphère limpide et réconfortante, tout devait, semblait-il, contribuer à une existence heureuse et saine. Mais si peu qu’il connût le pays, le jeune Grec ne pouvait pas ne pas voir l’affreuse misère des nemhou, qui constituaient la majorité de la population. La grandeur des temples et des statues, la beauté des jardins n’étaient pas en mesure de cacher les taudis des dizaines de milliers d’artisans qui desservaient les palais et les sanctuaires de la capitale. Quant aux esclaves parqués dans les centaines de chénés, Pandion était bien placé pour connaître leur sort.

Il comprenait de mieux en mieux que l’art égyptien, assujetti aux maîtres du pays, Pharaons et prêtres, était contraire à ses aspirations, à ses recherches des lois esthétiques.

La seule œuvre qui lui inspirât une joie sincère, était le temple de Zésher-Zéshérou, tout ouvert et en harmonie avec le paysage.

Quant aux autres temples et tombeaux, ils étaient clos de hautes murailles, derrière lesquelles les artistes, sur l’ordre des prêtres, s’efforçaient par tous les moyens d’éloigner l’homme de la vie, de l’humilier, de l’écraser, de lui faire sentir sa nullité devant la grandeur des dieux et des Pharaons.

Les dimensions exagérées des édifices, la quantité fantastique de travail et de matériaux dépensés, déprimaient tout de suite le spectateur. La répétition continuelle des mêmes formes donnait l’impression de l’infini. Sphinx, colonnes, murs, pylônes identiques sobrement décorés, rectilignes, immobiles. En bordure des couloirs sombres des temples, des statues géantes, sinistres et mornes.

Les maîtres de l’Aiguptos, qui régissaient les arts, craignaient l’espace : retranchés de la nature, ils encombraient l’intérieur des sanctuaires par le volume des colonnes, des murs, des travées de pierre souvent plus larges que les intervalles. Au fond, les colonnes se resserraient encore, les salles insuffisamment éclairées plongeaient peu à peu dans l’obscurité complète. Une profusion de portes étroites prêtait au temple une mystérieuse inaccessibilité, les ténèbres renforçaient la terreur sacrée.

Pandion déchiffra le caractère de cet effet voulu, résulté de siècles d’expérience architecturale.

Mais s’il avait pu voir les pyramides monstrueuses, dont les formes rigides contrastaient avec les ondulations molles des sables du désert, le jeune sculpteur aurait mieux senti l’opposition hautaine de l’homme à la nature, cette nature hostile et redoutée des souverains du Kemit, comme l’attestait la religion inquiétante des Égyptiens.

Les artistes célébraient les dieux et les Pharaons, en s’efforçant de rendre leur force par des statues colossales, par l’immobilité symétrique de leurs corps massifs.

Sur les murs, les Pharaons étaient représentés par de grandes figures, aux pieds desquelles grouillaient des nains : les autres habitants de la Terre noire. C’est ainsi que les rois d’Aiguptos profitaient de la moindre occasion pour souligner leur grandeur. Ils pensaient accroître leur prestige en rabaissant le peuple.

Pandion était encore mal renseigné sur l’art authentique et original du peuple égyptien, sur les œuvres des simples gens, libres des canons imposés par les courtisans et les prêtres. Le jeune Grec rêvait de créations qui exaltent l’homme au lieu de le déprimer. Il sentait que l’art véritable était la fusion simple et sereine avec la vie. Cet art devait différer de celui de l’Aiguptos, de même que sa patrie aux sites variés et aux saisons distinctes, différait de ce pays dont les rochers suivaient d’une ligne monotone l’unique vallée fluviale, pleine de jardins et limitée par les ondulations sablonneuses du désert. Il y avait des millénaires, les habitants d’Aiguptos avaient cherché dans leur vallée un refuge contre le monde hostile. Aujourd’hui, leurs descendants se détournaient de la vie au fond des temples et des palais.