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Selon Pandion, l’art égyptien devait une bonne part de sa grandeur aux aptitudes innées d’esclaves de toutes races, choisis parmi des millions et qui employaient malgré eux leur talent à glorifier le pays de leurs oppresseurs. Délivré à jamais du culte de la puissance de l’Aiguptos, le jeune homme résolut de s’évader au plus vite et de convaincre son ami Kidogo de le suivre …

C’est dans cet état d’esprit que Pandion entreprit avec son chef, Kidogo et dix autres esclaves un long voyage jusqu’aux ruines d’Akhetaton[42]. Le jeune Grec fendait à coup de rames la surface unie du fleuve, réjoui par la course rapide de la barque au fil de l’eau. Il y avait près de trois mille stades à couvrir, environ la distance qui séparait sa patrie de la Crète et qui avait paru naguère infinie. Durant le trajet, Pandion apprit que la Grande Verte, — c’est ainsi que les Égyptiens appelaient la mer, au nord de laquelle l’attendait sa Thessa, — était deux fois plus éloignée d’Akhetaton.

Sa bonne humeur ne tarda pas à disparaître : il venait de se rendre compte comme il était loin à l’intérieur de l’Afrique, le « pays de l’écume », et quelle distance le séparait du littoral où il aurait pu espérer le retour au pays.

Il se penchait sur les rames, la mine sombre, tandis que la barque filait toujours sur le fleuve scintillant, parmi les végétations aquatiques, les champs cultivés, les fourrés de joncs et les roches surchauffées.

À l’arrière, sous une tente bariolée, le sculpteur royal reposait, éventé par un esclave obséquieux. Et le long des rives s’échelonnaient des cabanes : la terre fertile nourrissait une multitude de gens ; des milliers de travailleurs fourmillaient dans les champs, les jardins et les papyrus, pour gagner leur maigre pitance. Des milliers d’hommes se coudoyaient dans les rues poussiéreuses et torrides des villages, près desquels s’élevaient orgueilleusement les temples énormes, fermés à l’éclat du soleil.

Pandion songea soudain que le travail d’esclave n’était pas échu seulement à lui et à ses compagnons d’infortune, que tous les habitants de ces masures vivaient aussi dans les chaînes d’un labeur sans joie et qu’ils étaient également les esclaves des Pharaons et des seigneurs, malgré leur mépris pour lui, vil sauvage marqué comme du bétail …

Dans sa rêverie, Pandion heurta de son aviron celui d’un autre rameur.

— Eh bien, Akaouash, tu dors ? Prends garde ? cria le timonier.

La nuit, on enfermait les captifs dans des prisons situées près des temples ou des gros villages.

Le sculpteur royal, accueilli avec pompe par les fonctionnaires locaux, s’en allait dormir escorté de deux hommes de confiance.

Au cinquième jour de voyage, la barque doubla un promontoire de rochers sombres, usés par le fleuve. Au-delà, s’allongeait une vaste plaine cachée de la rive par un rideau de palmiers et de sycomores. Le bateau s’approcha d’un quai de pierre, avec deux larges escaliers qui descendaient dans l’eau. Sur la berge, une tour cubique dominait un mur crénelé. Un lourd portail était entrouvert sur un jardin agrémenté d’étangs et de pelouses fleuries ; tout au fond, il y avait un édifice blanc, au décor bariolé.

C’était la demeure du grand prêtre de la région.

Le sculpteur royal, salué avec empressement par la garde, pénétra par le portail, laissant les esclaves sous la surveillance de deux guerriers. Il revint peu après en compagnie d’un homme qui tenait un rouleau de papyrus, et conduisit les captifs le long de temples et de maisons, vers un terrain hérissé de murs en ruine, d’une forêt de portiques aux toitures effondrées. Parmi cette ville morte, on rencontrait de petits bâtiments mieux conservés. Des souches espacées indiquaient l’emplacement d’anciens jardins. Le sable avait rempli les bassins, les étangs et les canaux ; il recouvrait d’une couche épaisse le dallage des chemins et s’entassait contre les murs rongés par le temps. On n’apercevait alentour aucun être vivant, un silence de mort régnait dans l’air torride.

Le sculpteur égyptien raconta brièvement à Pandion que ces vestiges avaient été jadis la superbe capitale d’un roi hérétique[43], maudit par les dieux. Un vrai fils de la Terre noire ne devait jamais prononcer son nom.

Le jeune homme ne sut pas ce qu’avait fait ce Pharaon dont le règne remontait à quatre siècles, ni pourquoi il avait bâti là une nouvelle capitale.

Le sculpteur royal défit le rouleau et, à l’aide d’un plan tracé sur le papyrus, les deux Égyptiens retrouvèrent les restes d’un édifice oblong, au portique écroulé. Les parois intérieures étaient revêtues de pierre d’azur veinée d’or.

Pandion et ses compagnons devaient ôter avec précaution les minces plaques polies, solidement fixées au mur. Le travail prit plusieurs jours. Les captifs couchaient sur place, dans les ruines ; on faisait venir pour eux, du village voisin, l’eau et la nourriture.

Leur tâche terminée, Pandion, Kidogo et quatre autres esclaves reçurent l’ordre d’explorer à tout hasard certains édifices, en quête de beaux objets à transporter au palais du Pharaon. Le Noir et le Grec s’en allèrent à deux, pour la première fois sans garde ni surveillance.

Ils grimpèrent sur la tour d’entrée d’un vaste bâtiment, pour s’orienter. À l’Est, le désert s’étendait à perte de vue, dunes basses et amas de gravier.

Pandion se retourna vers les ruines muettes et chuchota en pressant fiévreusement la main de Kidogo :

— Fuyons ? On ne s’en apercevra pas de sitôt, personne n’est là pour nous voir ?

La bonne figure du Noir s’épanouit dans un sourire.

— Tu ne sais donc pas ce que c’est que le désert ? demanda-t-il, étonné. Demain, à cette heure, les guerriers retrouveront nos cadavres desséchés par le soleil. Ils savent ce qu’ils font, va. La seule route praticable de l’Est, celle qui passe près des puits, est gardée. Tandis qu’ici, le désert nous tient mieux que les chaînes …

Le Grec acquiesça, la mine sombre, son élan était passé. Les deux amis redescendirent en silence et s’en furent chacun de son côté, inspectant les brèches des murs ou pénétrant dans l’ombre des galeries.

À l’intérieur d’un palais à un étage, bien conservé, avec des restes de grilles en bois aux fenêtres, Kidogo eut la chance de découvrir une statuette de jeune fille en calcaire jaunâtre. Il appela Pandion pour admirer ensemble cette œuvre d’un artiste anonyme. Le beau visage était typiquement égyptien. Pandion connaissait déjà l’aspect des femmes d’Aiguptos : front bas, yeux en amande, relevés vers les tempes, fortes pommettes et lèvres charnues, marquées de fossettes aux commissures.

Tandis que Kidogo allait porter sa trouvaille au chef d’atelier, Pandion s’enfonça parmi les ruines. Il marchait au hasard, enjambant machinalement les décombres, gravissant les tas de pierres, et atteignit bientôt l’ombre fraîche d’un mur resté debout. À l’arrière-plan, juste devant lui, se voyait la porte close d’un souterrain. Le jeune homme poussa une des plaques de cuivre qui la garnissaient. Les planches pourries cédèrent et Pandion pénétra dans un local faiblement éclairé par une fente au plafond.

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42

Akhetaton ( aujourd’hui Tell el-Amarna ), capitale du Pharaon Akhnaton.

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43

Akhnaton ( Aménophis IV, 1375–1358 avant notre ère ) qui tenta d’introduire en Égypte une religion nouvelle comportant un dieu unique, le disque solaire Aton.