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Un autre air, aux exclamations belliqueuses, glorifiait la vaillance des fils du Kemit, en termes ampoulés qui parurent à Pandion dénués de sens. Agacé, le jeune Grec s’éloigna de la fenêtre.

« Le nom du brave ne périra jamais sur terre », c’était la phrase finale du chant. Des rires fusèrent, l’animation grandit. Pandion revint à son poste d’observation.

Des esclaves avaient poussé au milieu de la salle une femme au teint clair, aux cheveux courts et ondulés. Elle était là, confuse, effarée, parmi les fleurs piétinées sur le dallage. Un des convives sortit de la foule pour lui dire quelques mots secs. Elle prit docilement un luth en ivoire et ses petites mains coururent sur les cordes. La voix pure et grave de la jeune fille résonna dans la salle, les convives se turent. Ce n’était pas une mélodie égyptienne saccadée, avec ses brusques variations, mais quelque chose d’harmonieux et de triste. D’abord lents, comme des gouttes espacées, les sons se confondirent bientôt dans une oscillation rythmée, murmurants, chuchotants comme les flots et s’envolèrent, pénétrés d’une nostalgie si poignante que Pandion en eut le souffle coupé. Dans les accents de cette voix splendide, il croyait entendre la houle du large, le chant de la mer, étrangère et hostile aux gens d’Aiguptos, douce et radieuse pour lui, le Grec captif. Il resta d’abord étourdi par le flux de sentiments jaillis du tréfonds de son âme. La soif de la liberté, si familière à Pandion, vibrait devant lui en notes impérieuses, tragiques, passionnées. Les mains aux oreilles, les dents serrées pour ne pas crier, il se sauva au fond du jardin et s’abattit par terre, secoué de terribles sanglots …

— Akaouash ? À moi, Akaouash ? appela la voix de son maître.

Le festin s’était terminé sans que le jeune homme s’en fût aperçu.

Le sculpteur royal était visiblement ivre. Appuyé au bras de Pandion et soutenu de l’autre côté par un esclave né en captivité, il refusa de se coucher dans sa litière et voulut rentrer à pied.

À mi-chemin, trébuchant sur les aspérités de la route, il se répandit soudain en éloges à l’adresse de Pandion et lui prédit un bel avenir. Le captif, encore sous le charme de la mélodie, l’écoutait à peine. Ils atteignirent ainsi le portique polychrome de la demeure de l’Égyptien. Sa femme parut, escortée de deux porteuses de lampes. Le maître gravit les marches en vacillant et tapota l’épaule de Pandion. Celui-ci redescendit, l’accès du logis étant interdit aux esclaves de l’atelier.

— Un moment, Akaouash ? dit gaiement le sculpteur en tâchant d’arborer un sourire malin. Donne ? Il arracha plutôt qu’il ne prit une lampe des mains de la domestique et lui parla à voix basse. Elle disparut dans l’obscurité.

L’Égyptien poussa Pandion dans la salle de réception. A gauche, entre deux baies, il y avait un beau vase au dessin noir et rouge. Le Grec, qui en avait vu de pareils en Crète, sentit de nouveau son cœur se serrer.

— Sa Majesté, Vie, Santé, Force, prononça solennellement le sculpteur du Pharaon, m’a chargé de faire sept vases à l’instar de celui-ci, qui provient de tes contrées ? Seulement, nous remplacerons ces couleurs barbares par les tons bleus, qui sont en faveur au Kemit … Si tu te distingues dans ce travail, je parlerai de toi à la Grande Maison … À présent … Le maître éleva la voix, tourné vers deux silhouettes qui arrivaient en hâte.

C’était la domestique qui revenait avec une jeune fille enveloppée d’un long manteau bariolé.

— Ici ? ordonna l’Égyptien impatient, et il approcha la lampe du visage de la jeune fille.

De grands yeux noirs à fleur de tête jetèrent à Pandion un regard craintif, des lèvres poupines s’ouvrirent dans un soupir d’angoisse. Le jeune Grec vit des cheveux ondulés, échappés du voile, un nez fin aux narines palpitantes : l’esclave était assurément de race asiatique.

— Tiens, Akaouash ? dit l’Égyptien, en arrachant le manteau de la jeune fille d’un geste gauche mais violent.

Elle poussa un faible cri, et toute nue se cacha le visage dans les mains.

— Prends-la pour femme ? Le sculpteur royal poussa vers Pandion la captive qui se blottit, tremblante, contre sa poitrine.

Il recula un peu et caressa les cheveux emmêlés de l’infortunée, éprouvant à la fois de la pitié et de la tendresse pour cet être charmant et apeuré.

Le maître souriant fit claquer ses doigts d’un air approbateur.

— Elle sera ta femme, Akaouash, et vous aurez de beaux enfants que je laisserai en héritage aux miens …

C’en était trop pour Pandion. Le désarroi qui couvait depuis longtemps dans son âme, attisé par le chant de tout à l’heure, se transforma en colère bouillonnante. Il vit rouge.

S’écartant de la jeune fille, il regarda autour de lui et leva le poing. L’Égyptien, dégrisé, s’enfuit dans les appartements en appelant à l’aide. Le captif n’accorda pas un regard au poltron ; il éclata d’un rire méprisant et donna un coup de pied au vase crétois, dont les tessons s’éparpillèrent sur le dallage avec un tintement sourd.

La maison s’emplit de cris et de piétinements. Quelques instants plus tard, Pandion gisait aux pieds du chef d’atelier qui crachait sur lui en éructant injures et menaces :

— Le scélérat mériterait la mort ? Le vase brisé vaut plus que sa vile existence, mais il est adroit de ses mains … et je ne veux pas perdre un bon travailleur, disait une heure après, à sa femme, l’Égyptien calmé. Je lui fais grâce de la vie et ne l’enverrai pas en prison, car de là il s’en irait mourir dans les mines d’or. Je vais le faire réintégrer au chéné, cela lui servira de leçon, et aux semailles prochaines je le reprendrai …

C’est ainsi que Pandion, roué de coups, mais indompté, eut la grande joie de retrouver au chéné ses amis étrusques : après la démolition du temple, tout le détachement travaillait à l’arrosage des jardins d’Amon.

Le lendemain soir, la porte intérieure du chéné s’ouvrit avec son grincement habituel et Kidogo entra, souriant, acclamé par les autres esclaves. Son dos zébré de coups de fouet était enflé, mais ses dents brillaient dans un sourire et ses yeux pétillaient de gaieté.

— Quand j’ai su qu’on t’avait renvoyé, expliqua-t-il à Pandion stupéfait, je me suis roulé par terre dans l’atelier en hurlant et cassant tout sur mon passage. On m’a battu et me voici, c’est ce qu’il me faut ?

— Ne voulais-tu pas devenir un grand artiste ? railla Pandion.

Le Noir répondit par un geste d’insouciance et, les yeux exorbités, cracha en direction de la glorieuse capitale de l’Aiguptos.

LA LUTTE POUR LA VICTOIRE

Les pierres surchauffées brûlaient les épaules et les mains des hommes. La brise n’apportait aucune fraîcheur, mais soulevait de la surface des rochers une fine poussière qui mangeait les yeux.

Trente esclaves cramponnés à des câbles rudes s’exténuaient à hisser au sommet d’un mur une dalle pesante avec un bas-relief compliqué. Il fallait la loger dans un nid préparé à une hauteur de huit coudées. Quatre hommes expérimentés et judicieux dirigeaient la dalle d’en bas. Parmi eux, se trouvaient Pandion et un esclave égyptien, le seul aborigène gardé au chéné avec les captifs étrangers. Condamné à l’esclavage perpétuel pour un crime inconnu, il occupait la dernière case du coin sud-est, réservé aux privilégiés. Deux marques violettes, en forme de larges croix, lui tachaient la poitrine et le dos, un serpent rouge maculait sa joue. Toujours sombre, il ne frayait avec personne et, malgré la dureté de sa condition, méprisait les esclaves étrangers autant que le faisaient ses compatriotes libres.