À ce moment il baissait sa tête rase, sans faire attention aux voisins, les mains appuyées au bord de la dalle massive, pour l’empêcher d’osciller.
La peau noire de Kidogo, luisante de sueur, contrastait avec la blancheur du calcaire poli.
Pandion remarqua soudain que les fibres de la corde se rompaient, et poussa un cri d’alarme. Deux autres esclaves s’écartèrent d’un bond, mais l’Égyptien inattentif demeura tranquillement sous la dalle.
Le jeune Grec allongea le bras droit et, d’une brusque poussée, envoya rouler l’homme au loin. Au même instant, la dalle tomba, frôlant Pandion et lui écorchant le bras. Une pâleur livide avait envahi le visage de l’Égyptien. La dalle heurta le soubassement du mur, un angle du bas-relief se détacha.
Le surveillant se précipita sur le Grec avec une clameur indignée et lui donna un coup de fouet. La lanière carrée en cuir d’hippopotame, de deux doigts d’épaisseur, lui fendit la peau en bas des reins. Pandion en eut un éblouissement.
— Canaille, pourquoi as-tu sauvé cette charogne ? hurla le surveillant en relevant son fouet pour frapper encore. Tombée sur un corps mou, la dalle serait restée intacte ? Cette image est plus précieuse que des centaines de créatures de votre espèce ? continua-t-il en assénant un deuxième coup.
Le Grec allait lui sauter dessus, mais des guerriers accourus le saisirent et le fustigèrent sans pitié.
La nuit, Pandion était couché à plat ventre dans sa case. Il avait la fièvre, les déchirures profondes qui lui sillonnaient le dos, les épaules et les jambes s’étaient enflammées. Kidogo, arrivé rampant, le faisait boire et lui bassinait de temps à autre la tête.
Un frôlement se fit entendre à la porte, suivi d’un chuchotement :
— Tu es là, Akaouash ?
Pandion répondit et sentit le contact d’une main.
C’était l’Égyptien. Il avait sorti une petite boite de sous sa ceinture, tritura longuement quelque chose sur sa paume, puis se mit à étendre doucement sur les plaies de Pandion un onguent fluide, à l’odeur âcre et désagréable. Le Grec tressaillait de douleur, mais la main experte poursuivait sa besogne. Quand l’homme d’Aiguptos massa les jambes de Pandion, le dos ne lui faisait plus mal, et au bout de quelques instants il s’endormit.
— Que lui as-tu fait ? chuchota Kidogo, invisible dans son coin.
L’Égyptien répondit après un silence :
— C’est du kyphi, le meilleur des remèdes, dont nos prêtres ont le secret. Je le tiens de ma mère, qui me l’a fait parvenir en soudoyant un guerrier.
— Mais tu es un brave homme ? Pardonne-moi de t’avoir pris pour une ordure ? s’écria le Noir.
L’autre grommela entre ses dents et disparut silencieusement dans l’obscurité.
À partir de ce jour, il se lia d’amitié avec le jeune Grec, toujours sans faire attention à ses amis. Pandion entendait souvent, la nuit, un frôlement près de sa case. S’il était seul, le corps osseux de l’Égyptien se glissait vite à l’intérieur. Aigri et solitaire, le fils du Kemit était franc et loquace en tête à tête avec le jeune Grec compréhensif. Pandion connut bientôt son histoire.
Ahmès — « Fils de la lune » — descendait d’une lignée de nadjès, serviteurs fidèles des anciens Pharaons, mais tombés en disgrâce et appauvris sous la nouvelle dynastie. Ahmès reçut de l’instruction et fut engagé comme scribe par le chef du nom de Lièvre. La fatalité voulut qu’il s’éprît de la fille d’un architecte qui exigeait une grosse compensation. Amoureux à la folie et désespérant de faire rapidement fortune, il décida de se procurer coûte que coûte la somme requise et se livra au pillage des sépultures royales. La connaissance de l’écriture le favorisait dans cette entreprise impie, qui risquait de lui attirer un terrible châtiment. Ahmès eut bientôt beaucoup d’or, mais sa fiancée entre-temps avait été donnée en mariage à un fonctionnaire de l’extrême-sud.
Le malheureux chercha l’oubli dans de joyeux festins, dans l’achat de concubines, et ses ressources fondirent rapidement. Il fallait les renouveler. Les voies ténébreuses de la richesse lui étant connues, il reprit son activité criminelle, mais finit par se faire prendre et subit des tortures atroces ; ses complices furent exécutés ou moururent des suites de leurs tourments. Ahmès était condamné à la déportation dans les mines d’or. On y expédiait un contingent chaque année, lors de la crue ; en attendant, le coupable fut envoyé au chéné, parce qu’on manquait de main-d’œuvre pour rebâtir un mur du temple de Ptah.
Pandion écoutait l’Égyptien avec intérêt, étonné de l’audace inouïe de cet homme qui ne semblait pourtant pas belliqueux.
Ahmès parlait de ses incursions dans les sinistres caveaux où une mort affreuse guettait à chaque pas les téméraires, grâce à l’ingéniosité des architectes.
Dans les tombeaux les plus anciens, dissimulés sous les énormes pyramides, les trésors et les sarcophages étaient protégés par de grosses dalles qui fermaient des boyaux en pente. Plus tard, on recourut à des labyrinthes de culs-de-sac coupés de puits profonds, aux parois lisses. Des blocs pesants tombaient d’en haut, lorsque les pillards tentaient d’écarter les pierres obstruant le passage ; des amas de sable se déversaient de réservoirs spéciaux, pour boucher l’entrée des sépulcres. Si les profanateurs s’obstinaient à poursuivre leur chemin, des masses de terre s’abattaient derrière eux et les emprisonnaient dans un espace étroit, entre le sable et la terre fraîche. Dans les sépultures plus récentes, des mâchoires de pierre se fermaient sans bruit dans les ténèbres des galeries basses, des herses à pointes aiguës tombaient des colonnes, dès qu’on posait le pied sur une dalle. Ahmès savait combien d’horreurs étaient à l’affût, dans l’ombre et le silence. Son expérience s’acquérait aux prix de la mort de nombreux collègues. L’Égyptien avait souvent buté contre les dépouilles d’inconnus pris au piège, on ne savait à quelle époque.
Il passa bien des nuits avec ses complices aux confins du désert occidental, où les nécropoles s’allongeaient sur des centaines de milliers de coudées. Aux clameurs des chacals, au hurlement des hyènes ou au rugissement du lion, les pillards cachés dans l’ombre, n’osant ni parler ni allumer une torche, fouillaient à tâtons les galeries étouffantes ou perçaient toute une falaise, en quête d’un sépulcre ménagé à une grande profondeur.
Horrible métier, digne de ce peuple qui se souciait plus de la mort que de la vie et qui s’efforçait de perpétuer la gloire des défunts au lieu de l’œuvre vivante ?
Pandion écoutait, perplexe, les aventures de cet homme maigre, de piètre mine, qui avait risqué tant de fois sa vie pour des plaisirs éphémères.
— Pourquoi as-tu continué ? lui demanda-t-il un jour, tu ne pouvais donc pas partir ?
L’Égyptien eut un rire silencieux, sans gaieté.
— Le Kemit est un pays à part. Un étranger comme toi ne peut le comprendre. Nous sommes tous prisonniers ici, les esclaves aussi bien que les fils libres de la Terre noire. Jadis, aux temps immémoriaux, les déserts nous protégeaient. Actuellement, le Kemit cerné de déserts est une vaste « geôle pour tous ceux qui ne peuvent se mettre en campagne avec une nombreuse armée et couvrir ainsi une longue distance.
À l’Ouest, c’est le désert, le royaume de la mort. Le désert de l’Est n’est franchissable que pour de grandes caravanes approvisionnées en eau. Le Sud est peuplé de sauvages qui nous sont hostiles. Tous les voisins, du reste, abhorrent notre pays qui a construit son bien-être sur la misère des tribus faibles.
Toi qui n’est pas fils du Kemit, tu ne peux te rendre compte de la peur que nous avons de mourir en exil. Nous devons finir nos jours dans cette vallée uniforme de Hâpî, où nos ancêtres ont vécu durant des millénaires, ameublissant le sol, le sillonnant de canaux, le fertilisant. Le Kemit est fermé, c’est là sa malédiction. Quand les habitants sont trop nombreux, leurs vies sont dépréciées, et nous n’avons pas où émigrer, car le peuple élu des dieux est haï des autres …