— Mais maintenant, ne vaut-il pas mieux pour toi de fuir ? insistait Pandion.
— Fuir, seul et marqué ? s’étonna l’Égyptien. Je suis désormais pire qu’un étranger … On ne s’évade pas d’ici, souviens-t’en, Akaouash ? À moins de révolutionner par la force tout le pays de la Terre noire. Mais qui le pourrait ? Il y a bien eu de ces choses autrefois … Ahmès soupira tristement.
Pandion, mis en éveil, questionna l’Égyptien et apprit les grandes révoltes d’esclaves qui avaient bouleversé le pays. Les couches les plus pauvres de la population, dont l’existence ne différait guère de celle des captifs, s’étaient, paraît-il, jointes aux insurgés.
Le jeune Grec sut qu’il était interdit aux simples gens de frayer avec les esclaves, car « le pauvre laissera éclater la colère des foules livrées aux maisons de travail », comme l’écrivaient les Pharaons dans les recommandations à leurs fils.
Le monde des fils pauvres du Kemit était restreint : le cultivateur et l’artisan ne connaissaient que la rue de leur village. Ils tâchaient d’avoir le moins de relations possible, s’humiliaient devant les messagers qui leur transmettaient les ordres des fonctionnaires. Le Pharaon exigeait la docilité et un dur labeur, l’homme du peuple était roué de coups pour la moindre faute. Une multitude de fonctionnaires suçait le sang du pays ; seuls, les prêtres et les seigneurs avaient le droit de se rendre à l’étranger.
A la demande de Pandion, Ahmès traça par terre, au clair de lune, la carte schématique du Kemit, et le jeune Grec frémit. Il se trouvait au milieu de la vallée du Grand Fleuve qui s’allongeait sur des milliers de stades. Au nord et au sud il y avait de l’eau et de la vie, mais il était impossible de parvenir aux frontières de l’État à travers les régions populeuses et jalonnées de fortifications. Et de part et d’autre, tout près, s’étendaient les déserts, sans garde, mais n’offrant aucune possibilité d’existence.
Les quelques routes pourvues de puits pour les caravanes étaient très surveillées.
Après le départ de l’Égyptien, Pandion passa la nuit à méditer son évasion. Il comprenait d’instinct qu’à l’avenir les chances de fuites seraient d’autant moindres qu’il perdrait plus de forces au pénible labeur. Seuls, les hommes particulièrement endurants pouvaient réussir.
La nuit suivante, le jeune Grec se glissa chez l’Étrusque Cavi pour lui communiquer ce qu’il avait appris de l’Égyptien et l’exhorter à soulever les esclaves. Cavi se taisait, tiraillant sa barbe d’un air pensif. Pandion savait qu’on préparait de longue date l’insurrection et que les groupes de diverses races avaient désigné leurs chefs.
— Je n’en peux plus ? s’écria-t-il avec feu, et Cavi lui ferma précipitamment la bouche. Mieux vaut mourir, ajouta le Grec calmé. A quoi bon attendre ? Qu’y aura-t-il de changé ? S’il y a du nouveau dans dix ans, nous ne serons plus en état de combattre ni de nous évader. Craindrais-tu la mort ?
Cavi leva la main.
— Non, tu le sais bien, trancha-t-il, mais nous répondons de cinq cents vies. Tu voudrais peut-être les sacrifier ? Ce serait un prix trop élevé pour ta mort ?
Pandion se leva en sursaut et heurta de la tête le plafond bas.
— Je réfléchirai, je parlerai aux gens, s’empressa de dire Cavi, mais il n’y a, hélas, que deux autres chénés dans le voisinage. Il est regrettable que nous n’ayons pas d’hommes à nous ailleurs. On va tenir conseil la nuit prochaine, je t’informerai. Préviens Kidogo …
Pandion sortit de la case de l’Étrusque, rampa le long du mur et se hâta de rejoindre Ahmès avant le lever de la lune. L’Égyptien ne dormait pas.
— Je suis allé chez toi, chuchota-t-il, ému. Je voulais te dire … Il hésita. On m’a dit que demain je m’en irais d’ici : trois cents hommes vont partir dans les mines d’or du désert. Alors voilà, c’est un lieu d’où personne ne revient …
— Pourquoi ? fit Pandion.
— Les esclaves y vivent rarement plus d’une année. Rien n’est plus atroce que ce travail dans le sein torride du roc, sans air. Et l’eau est rationnée, parce qu’on en manque. Il faut entamer de la pierre extrêmement résistante et monter le minerai dans des paniers, sur son dos. Les plus robustes tombent de fatigue à la fin de la journée, le sang leur coule des oreilles et de la gorge … Adieu, Akaouash, tu es un homme pur et je t’aime bien que tu m’aies sauvé en vain. Aussi n’est-ce pas pour le sauvetage que je te suis reconnaissant, mais pour ta sympathie … Il y a longtemps que la misère de la vie a incité un de nos anciens chanteurs à célébrer la mort. Voici ses paroles … « La mort m’apparaît comme la guérison d’une maladie, scanda l’Égyptien à voix basse, comme la navigation à la voile sous une brise fraîche, comme le parfum du lotus, comme une route lavée par la pluie, comme le retour d’un long voyage … » La voix d’Ahmès s’étouffa dans un gémissement.
Pénétré de pitié, le jeune Grec se rapprocha de lui.
— Tu pourrais toi-même … Pandion n’acheva pas.
Ahmès eut un haut-le-corps.
— Que dis-tu là, étranger ? Comment pourrais-je contraindre mon ka[44] à infliger à mon ba[45] des tourments éternels …
Pandion n’y comprit rien. Il était persuadé que la mort mettait fin aux tourments, mais se tut par respect de la foi de l’Égyptien.
Celui-ci creusa rapidement le sol dans le coin de sa case, après avoir écarté sa couche de paille.
— Tiens, prends ce poignard, pour le cas où tu oserais … et garde cela en souvenir de moi, si par miracle tu devenais libre … Ahmès mit dans la main de Pandion un objet lisse et froid.
— Qu’est-ce que c’est, pour quoi faire ? s’étonna le jeune homme.
— C’est une pierre que j’ai trouvée dans la cave d’un temple caché dans le roc.
Heureux de se distraire par les réminiscences, il parla du temple ancien, mystérieux, qu’il avait découvert en cherchant des sépulcres riches près d’un méandre du Grand Fleuve, à des milliers de coudées en aval d’Ouasât.
Il avait remarqué les vestiges d’un sentier conduisant de la rive d’une anse, envahie par les roseaux, vers des falaises à pic. L’endroit était isolé et peu fréquenté, ces roches stériles n’offrant aucun intérêt pour l’agriculteur ou le pâtre.
Ahmès pouvait donc agir en sécurité ; il se dirigea, sans perdre de temps, au fond d’une gorge étroite, encombrée de blocs de rochers. Ces blocs recouvraient le sentier, s’étant sûrement éboulés bien après qu’il eut servi de voie de communication avec la rive. L’Égyptien chemina longuement parmi les roches, les fondrières et les buissons épineux. La gorge abondait en araignées, dont les toiles, tendues en travers du passage, se collaient à la figure moite du profanateur.
Enfin, les parois du défilé s’écartèrent, découvrant une vallée close de hautes collines. Au milieu, s’élevait un mamelon bordé de canaux d’irrigation : sans doute y avait-il eu là une source utilisée pour le jardin. Le silence régnait dans l’air trouble et ondoyant de la vallée torride. Des rocs noirs luisaient alentour, ne laissant qu’une issue du côté opposé : une gorge pareille à celle qu’Ahmès avait suivie pour venir en ce lieu abandonné.
Le profanateur escalada le mamelon et aperçut une ouverture taillée dans le rocher, que le sommet de la butte lui avait dissimulée. Elle était obstruée, de sorte que l’Égyptien eut fort à faire avant de pouvoir pénétrer à l’intérieur. Il se trouva dans une fraîche obscurité. Ayant pris un peu de repos, il alluma la lampe qu’il emportait toujours avec lui, et s’engagea dans une haute galerie en examinant d’un œil attentif les statues placées des deux côtés. Il craignait les pièges qui l’auraient voué à une mort atroce. Mais ses appréhensions étaient vaines : les bâtisseurs de jadis n’avaient pas dressé d’embûches, croyant le sanctuaire suffisamment caché, ou peut-être que les millénaires avaient mis ces dispositifs hors d’usage. Ahmès atteignit sans encombre un vaste caveau circulaire, au centre duquel la statue du dieu Thot penchait son long bec du haut de son piédestal. Dans les murs, l’Égyptien vit une dizaine d’entrées en fente, situées à égale distance. Elles conduisaient à des salles encombrées de vieilleries : paquets, rouleaux de papyrus, planchettes couvertes de dessins et d’inscriptions. Un local était rempli de touffes d’herbes sèches qui tombaient en poussière au moindre contact, un autre renfermait des amas de pierres. Ahmès traversa huit pièces carrées sans rien découvrir de précieux. La neuvième entrée donnait dans un caveau oblong, où des dalles en diabase noire, gravées de caractères en langue ancienne, étaient fixées entre des colonnes de granit. Au milieu du caveau, il y avait une autre statue de Thot, et sur le piédestal, dans une coupe en cuivre, une pierre fine scintilla à la lueur de la lampe. L’homme s’en saisit, l’approcha de la lumière et ne put retenir un cri de déception. La pierre n’était pas de celles qu’on estimait au Kemit. L’œil expert du pillard détermina aussitôt qu’elle n’avait pas de valeur marchande. Mais, chose étrange, plus il la regardait, plus elle lui semblait belle. C’était un fragment de cristal glauque, de la grandeur d’une pointe de lance, aplati, poli et d’une transparence étonnante. L’Égyptien intrigué résolut de lire les inscriptions murales, dans l’espoir de connaître l’origine de cette pierre. Il n’avait pas oublié la langue ancienne du pays, apprise à l’école supérieure des scribes, et se mit à déchiffrer les hiéroglyphes admirablement conservés à la surface de la diabase.