Выбрать главу

— Les maîtres du Sud, nomarques des provinces méridionales du Kémit, ont pénétré plus d’une fois à l’intérieur de ces pays. Mais les chroniques ne mentionnent que le butin : ivoire, or, esclaves livrés au Pharaon.

Et les chemins restent inconnus. Quant à nos voies maritimes, elles n’ont jamais dépassé le Poûnt. Les périls sont très grands et il n’y a plus de gens aussi téméraires que ceux d’autrefois.

— Mais pourquoi est-ce que personne n’a lu ces textes ? reprit Pandion.

— Je l’ignore … je ne saurais te le dire, avoua l’Égyptien.

Il ne pouvait effectivement savoir que les prêtres, qui passaient aux yeux des habitants de la Terre noire pour de grands savants initiés aux mystères de l’Antiquité, ne l’étaient plus depuis longtemps. La science avait dégénéré en cérémonial religieux et en formules de magie ; les papyrus qui renfermaient la sagesse des siècles passés, avaient pourri dans les sépulcres. Les temples se ruinaient, voués à l’abandon, et personne ne s’intéressait plus aux hiéroglyphes tracés sur la pierre résistante et qui disaient l’histoire du pays. Ahmès ignorait que c’était là le sort de toute science détachée des forces vivifiantes du peuple et confinée dans un cercle restreint de privilégiés …

L’aube était proche. Pandion prit tristement congé du malheureux Égyptien qui avait perdu tout espoir de salut.

Le jeune Grec voulait ne prendre que le poignard et lui laisser la pierre.

— Ne comprends-tu pas que je n’ai plus besoin de rien ? dit Ahmès. Pourquoi voudrais-tu jeter cette pierre superbe dans le trou sordide qu’est le chéné ?

Pandion prit le poignard entre ses dents, serra la pierre dans sa main et se retira en hâte vers sa case, rampant au pied du mur pour éviter le clair de lune.

Il ne put fermer l’œil de la nuit. Les joues en feu, le corps parcouru de frissons, il songeait au tournant décisif qui allait intervenir dans sa destinée, à la fin prochaine de cette existence de misère et de désolation.

L’entrée de la case faisait tache grise, l’humble mobilier s’entrevoyait dans l’ombre. Le jeune Grec approcha le poignard de la lumière. Sa lame large de bronze noir[46], munie d’une arête en son milieu, était acérée. Le manche massif, incrusté d’asem, figurait une lionne couchée, image de la cruelle déesse Sokhmit. Pandion creusa une petite fosse dans le coin et y déposa le cadeau, mais aussitôt il se ressouvint de la pierre. L’ayant retrouvée à tâtons sur la paille, il revint près de l’entrée pour mieux voir le cristal.

L’éclat de roche plat, aux bords arrondis, avait bien la dimension d’une pointe de lance. Il était dur, extrêmement limpide et paraissait gris bleu dans le triste crépuscule du jour naissant.

Au moment où Pandion l’exposait sur sa paume devant l’ouverture de la case, le soleil jaillit à l’horizon. La pierre scintilla, méconnaissable, sa couleur glauque devint radieuse, claire et profonde, avec la nuance chaude du vin doré. Sa surface miroitante était sans doute polie par la main de l’homme.

La teinte de la pierre sembla familière à Pandion, son reflet ranima l’âme endolorie du captif. La mer … oui, c’était le ton de la haute mer, lorsque le soleil brillait au zénith d’un ciel pur. Noutour Aé, la pierre divine : c’est ainsi que l’avait appelée l’infortuné Ahmès.

Le magnifique rayonnement du cristal, en ce matin sans joie, sembla au jeune Grec un bon présage.

Certes, il était beau, le présent d’adieu de l’Égyptien. Un poignard et cette pierre merveilleuse ? Pandion crut voir en elle la garantie de son retour à la mer.

À la mer qui ne le tromperait pas et lui rendrait liberté et patrie. Il plongea son regard dans la profondeur transparente de la gemme, d’où surgissaient les vagues de son rivage natal …

Le grondement menaçant d’un tambour survola les cases du chéné : c’était le signal du lever.

Le Grec résolut aussitôt de garder sur lui la pierre, de ne pas laisser ce symbole de la mer libre dans la terre poussiéreuse du chéné. Qu’elle ne le quitte jamais ?

Après quelques essais infructueux, il trouva le moyen de la dissimuler dans son pagne, se dépêcha d’ensevelir le poignard et faillit, malgré tout, arriver en retard au repas du matin.

En cours de route et pendant le travail au jardin, Pandion observa Cavi et s’aperçut qu’il échangeait de courtes phrases avec l’un ou l’autre des meneurs du chéné. Ceux-ci s’éloignaient de lui en hâte pour aller parler à leurs camarades.

Pandion profita d’une occasion pour se rapprocher de Cavi. Sans lever la tête du bloc qu’il état en train de tailler, l’Étrusque prononça d’une haleine :

— Cette nuit, avant le lever de la lune, dans le dernier passage du mur nord …

Le jeune homme retourna à son travail. En rentrant au chéné, il rapporta les paroles de Cavi à Kidogo.

Il passa la soirée dans l’attente, éprouvant une exaltation et un désir de lutter qu’il n’avait pas ressentis depuis longtemps.

Dès que la maison de travail retomba dans le silence et que les gardes se furent assoupis au sommet des murailles, Kidogo parut dans la case obscure de Pandion.

Les deux amis rampèrent aussitôt vers le mur et se glissèrent dans le boyau ménagé entre les cases. Ils atteignirent au pied du mur nord une ruelle étroite, pleine de ténèbres encore plus denses.

Les guerriers patrouillaient rarement sur ce mur, la surveillance étant plus commode de l’ouest et de l’est, le long des passages entre les cases. Aussi n’avait-on pas à craindre qu’un entretien à voix basse fût entendu de la garde.

Soixante esclaves au moins étaient couchés dans la ruelle, les pieds contre les murs et les têtes jointes. Cavi et Remdus se trouvaient au milieu. L’aîné des Étrusques appela doucement Pandion et Kidogo.

Le jeune Grec trouva à tâtons la main de Cavi et lui tendit le poignard qu’il avait emporté. L’Étrusque, stupéfait, sentit le froid du métal, se coupa légèrement et saisit l’arme en remerciant tout bas.

Le vieux guerrier était enchanté : il comprenait qu’en lui remettant le poignard, le Grec reconnaissait sa priorité et le choisissait pour chef.

Sans lui demander d’où il avait cette arme précieuse, Cavi prit la parole, en faisant de longues pauses, pour laisser à ses voisins le temps de transmettre ses propos à ceux qui étaient trop loin pour l’entendre. La conférence des meneurs avait commencé : il s’agissait de la vie et de la liberté de cinq cents hommes enfermés au chéné.

Cavi disait que l’insurrection ne pouvait plus attendre, parce que l’avenir ne promettait rien de meilleur ; la situation ne ferait que s’aggraver, si on les répartissait dans des chénés différents.

— Nos forces qui, seules, assurent la victoire au combat, déclinent dans un dur labeur au profit de l’ennemi ; chaque mois de captivité réduit la robustesse et la santé de nos corps. La mort au combat est glorieuse et légère, il vaut mille fois mieux mourir sur le champ de bataille que sous le fouet ?

Une rumeur approbative parcourut l’invisible auditoire.

— Non, l’insurrection ne peut être retardée, poursuivit l’Étrusque ; mais à une condition : que nous trouvions le moyen de sortir de ce pays maudit. Si même nous ouvrions deux ou trois autres chénés et que nous nous procurions des armes, nous ne sommes pas assez nombreux pour tenir longtemps. Depuis la grande révolte des esclaves, les rois du Kemit s’efforcent d’isoler les chénés ; faute de contacts, nous ne réussirons pas à soulever beaucoup d’hommes à la fois. Nous sommes en plein dans la capitale, où les troupes abondent, et nous ne pouvons traverser le pays en combattant. Les archers d’Aiguptos sont redoutables, tandis que nous n’aurons guère d’arcs et ne sommes d’ailleurs pas tous capables de nous en servir. Voyons un peu s’il est possible de franchir le désert à l’Est ou à l’Ouest. Le désert nous guette à peu de distance du chéné. Si l’on ne peut le traverser, je pense qu’il faudra renoncer à l’insurrection, car nous gaspillerions nos forces pour mourir dans les tourments. Laissons fuir alors ceux qui consentent à braver une mort presque certaine pour une chance minime de recouvrer la liberté. Moi, par exemple, je risquerai coûte que coûte.

вернуться

46

Bronze noir, alliage très résistant du cuivre avec un métal rare. Les métallurgistes de l’Antiquité obtenaient des alliages extrêmement durs en ajoutant au bronze du zinc, du cadmium et d’autres métaux.